venerdì 9 maggio 2008

Claude Addas - Ibn Arabî et le voyage sans retour

Ibn Arabî et le voyage sans retour
par Claude Addas 

Faut-il brûler Ibn Arabî ?
La prière du Prince
L'enfant et le philosophe
"Je sus alors que ma parole atteindrait l'Orient et l'Occident

Faut-il brûler Ibn Arabî ? [extraits]
S'il est poète à ses heures, Sélim Ier n'est pas un rêveur. Maître de l'empire ottoman - après avoir sans états d'âme semé sur son chemin les cadavres de sa parentèle -, le père de Soliman le Magnifique est un conquérant pressé. Le 28 septembre 1516, il entre à Damas: la Syrie lui appartient, l'Egypte est sa prochaine étape. Après de durs combats contre les Mamelouks, il arrive au Caire en vainqueur le 7 février 1517. Au début d'octobre, il est de retour à Damas et met aussitôt en chantier la construction d'une mosquée et d'un mausolée qui, désormais, abritera le tombeau d'Ibn Arabî. Ce tombeau, gisant parmi les herbes folles dans un enclos à l'abandon, il l'avait déjà pieusement visité lors de son précédent séjour, à un moment où les préparatifs de l'expédition en égypte semblaient devoir l'occuper tout entier. Les travaux, dont il contrôle personnellement l'exécution, avancent rapidement. Le 5 février 1518, la prière du vendredi est célébrée pour la première fois en présence du sultan.
Le personnage ainsi honoré d'un hommage impérial n'était pourtant pas de ceux dont, à l'époque, les notables damascènes vénéraient la mémoire. Un voyageur marocain, quelques années auparavant, avait pu à grand-peine se faire indiquer l'emplacement du cimetière privé des Banû Zakî, où reposait Ibn Arabî: l'oeuvre de ce dernier était alors en Syrie la cible de violentes polémiques et son auteur, frappé d'anathème, n'échappait à l'oubli que par la haine posthume qu'il suscitait chez la plupart. On s'interroge donc encore sur le motif de la fervente attention que porta Sélim à un maître spirituel dont l'enseignement était obscur et décrié: la métaphysique n'était pas son fort et sa politique n'avait rien à y gagner. On attribue à Ibn Arabî, il est vrai, un écrit parfaitement apocryphe - censé prédire, en termes sibyllins, les hautes destinées de la dynastie ottomane et, en particulier, la conquête de la Syrie. Mais ce grimoire a été manifestement rédigé post eventum et il est fort peu probable que Sélim l'ait connu. Il n'explique donc pas la surprenante dévotion du sultan, qu'imiteront sur ce point la plupart de ses successeurs.
Juste retour des choses ? Trois siècles auparavant, Muhammad b. Alî al-Arabî al-Hâtimî al-Tâ'î, surnommé Muhyî al-dîn (" le Vivificateur de la religion "), venu de son Andalousie natale, avait trouvé à Damas, où il avait choisi de s'établir au terme de longues pérégrinations, l'accueil dû à un éminent soufi. Et c'est entouré de vénération et fort paisiblement que, âgé de soixante-dix-huit années lunaires, il y avait rendu l'âme le 8 novembre 1240 (638 de l'hégire). Tout aussi paisiblement sa dépouille avait été conduite vers sa dernière demeure, sur le mont Qâsiyûn. A ceux qui le pleuraient ce jour-là, il ne laissait aucun bien - il avait renoncé, depuis son adolescence, aux biens de ce monde -, mais il léguait une oeuvre littéraire aux dimensions colossales.
Qu'on le considère comme un philosophe ou comme un mystique, comme un hérétique ou comme un saint, un fait demeure incontournable: avec plus de quatre cents ouvrages à son actif, Ibn Arabî figure parmi les écrivains les plus féconds de la littérature arabe. Si certains de ces écrits ne sont que de brefs opuscules, d'autres, en revanche, comptent des milliers de pages. Il y a, par exemple, ce Recueil des connaissances divines (Dîwân al-Ma'ârif), une somme poétique qu'Ibn Arabî a rédigée à la fin de sa vie en vue d'y rassembler l'intégralité des poèmes qu'il a composés au cours de sa longue existence, soit des dizaines de milliers de vers. Il y a ce commentaire du Coran en soixante-quatre volumes encore est-il inachevé ! -, aujourd'hui disparu. Il y a aussi et surtout les trente-sept volumes des Futûhât Makkiyya, Les Illuminations de La Mecque.
La première version est achevée en décembre 1231 et donnée en legs à son fils, " et après lui à ses descendants et à tous les musulmans d'Occident et d'Orient, sur terre et sur mer ". C'est dire que dans l'esprit d'lbn Arabî, ce qu'il a consigné dans cette somme n'est point seulement destiné à une poignée d'érudits. C'est aux musulmans de tous les horizons, de tous les temps à venir, que s'adresse son message. " Je sus alors que ma parole atteindrait les deux horizons, celui d'Occident et celui d'Orient ", déclare-t-il à la suite d'une vision survenue dans sa jeunesse. L'histoire lui a-t-elle donné raison ? Quand on songe que depuis plus de sept siècles son oeuvre n'a cessé d'être lue, méditée - attaquée aussi, nous y reviendrons - et commentée dans toutes les langues vernaculaires de l'islam; quand on sait l'influence majeure qu'elle va exercer sur tout le soufisme - " the mystical dimension of islam ", selon l'expression d'Anne-Marie Schimmel -, que ce soit dans ses formes érudites ou ses expressions populaires, force est de répondre par l'affirmative. En serait-il autrement, d'ailleurs, que la vindicte des oulémas à l'encontre d'lbn Arabî aurait cessé depuis longtemps. Si, depuis la fin du XIIIe siècle, ils persistent à combattre les idées que véhicule son enseignement, c'est qu'ils savent pertinemment que l'adversaire qu'ils traquent reste invaincu et que, de manière ouverte ou couverte, son oeuvre demeure une référence majeure pour les " Hommes de la Voie ".
Bien des facteurs que nous n'évoquerons pas ici, d'ordre historique, politique et socioculturel, ont contribué à ce rayonnement que les polémiques ont été impuissantes à éteindre. Il résulte aussi, à n'en pas douter, du caractère exhaustif de l'enseignement exposé dans les Futûhât: ontologie, cosmologie, hagiologie, prophétologie, eschatologie, exégèse, jurisprudence, rituel..., il n'est pas de question qui ne trouve une réponse dans ce compendium des sciences spirituelles - quand ce ne sont pas des réponses. Le Doctor Maximus a en effet le souci constant, lorsqu'il traite de questions litigieuses, d'indiquer les diverses opinions qui ont prévalu. Il n'exclut aucune des interprétations proposées, tout en signalant celle qui a sa préférence. Au demeurant - et contrairement à une opinion courante selon laquelle il était zâhirite -, Ibn Arabî n'est rattaché à aucune école juridique ou théologique. C'est un penseur indépendant, au sens le plus fort de ce terme. Non qu'il rejette l'héritage des maîtres qui l'ont précédé et dont son oeuvre est, au contraire, totalement solidaire. Ibn Arabî, quoi qu'en disent ses adversaires, n'est pas un " innovateur ", du moins au sens péjoratif qu'ils donnent à ce terme. Les Futûhât sont d'abord l'expression d'une extraordinaire synthèse qui ordonne et rassemble les membra disjecta d'une longue et riche tradition mystique. La formulation est certes parfois inédite, souvent audacieuse, mais ce qu'elle véhicule était présent, en germe, bien avant que son auteur voie le jour.
La seconde version de cette Summa mystica - dont subsiste le manuscrit autographe - est achevée en 1238, deux ans avant la mort de l'auteur, et offre un état définitif et complet de son enseignement. D'emblée, on observe que les idées majeures qui s'y trouvent développées et le vocabulaire qui les exprime apparaissaient déjà dans ses écrits de jeunesse. Au surplus, Ibn Arabî a incorporé dans les Futûhât, pratiquement sans modification, de courts traités rédigés antérieurement. Aussi bien serait-il vain de vouloir retracer une évolution de sa pensée qui serait à mettre en rapport avec les étapes de sa biographie: c'est à un développement homogène de la doctrine à partir de prémisses immuables que l'on assiste. Et si, sur tel ou tel point, les écrits les plus anciens sont moins explicites que ceux qui leur succéderont, cela ne signifie pas qu'Ibn Arabî n'avait pas déjà une vue suffisamment claire du sujet traité: la situation politique en Occident, où commence sa carrière d'écrivain, lui imposait une certaine réserve. Protégé par de puissants personnages, entouré d'un cercle de disciples fidèles, Ibn Arabî sera plus libre de sa plume en Orient. Là encore, néanmoins, il usera de certaines précautions. Plusieurs de ses ouvrages ne connaîtront, de son vivant, qu'une diffusion restreinte.
C'est d'ailleurs à partir du moment, vers la fin du XIIIe siècle, où cette discipline de l'arcane ne sera plus observée que nâîtront des polémiques destinées à se poursuivre jusqu'à nos jours. La diffusion des Fusûs al-hikam (Les Chatons de la sagesse), et les nombreux commentaires qu'en firent les disciples des première, deuxième et troisième générations vont jouer à cet égard un rôle considérable. Beaucoup plus concis que les Futûhât, cet ouvrage, qui, en une centaine de pages seulement, récapitule l'essentiel de la doctrine métaphysique et hagiologique d'lbn Arabî, donne davantage prise aux attaques de lecteurs malveillants. Tout dévoués qu'ils fussent à leur maître, les disciples - dont les gloses sont marquées par un langage plus philosophique, et donc plus suspect - ont contribué à faire des Fusûs une cible de choix pour les adversaires d'lbn Arabî.
Un procès toujours recommencé
On imagine mal un député français demandant aujourd'hui au Parlement d'interdire la diffusion des oeuvres de Maître Eckhart en invoquant la bulle In agro dominico de Jean XXII. En égypte, un député a obtenu de l'Assemblée du peuple, en 1979, que les Futûhât soient retirées du commerce. Cette mesure a été, fort heureusement, rapportée par la suite; elle n'en est pas moins significative de la permanente actualité des problèmes que posent à la conscience musulmane des écrits vieux de bientôt huit siècles. Vénéré par les uns, qui le considèrent comme le Shaykh al-akbar, " le plus grand mâître ", anathémisé par d'autres, qui voient en lui un ennemi de la vraie foi, Ibn Arabî n'est indifférent à personne.
Les premières escarmouches éclatèrent dans la seconde moitié du XIIIe siècle; il ne s'agissait toutefois que de tirs isolés, sans grandes conséquences. Les attaques systématiques contre Ibn Arabî et son école ne se déclenchèrent véritablement qu'à l'aube du XIVe siècle, quand un docteur de la Loi (faqîh) du nom d'lbn Taymiyya (m. 1328) entreprit de démontrer le caractère hérétique de sa doctrine. Presque aussi abondant que le Shaykh al-akbar, il rédigea inlassablement d'innombrables responsa (fatwâ-s), dont l'édition publiée en Arabie Saoudite comporte trente-sept volumes; il y dénonce à coup de citations scripturaires les thèses qu'il extrait de l'oeuvre d'lbn Arabî. Du moins a-t-il de cette dernière une assez bonne connaissance. Si ses critiques portent essentiellement sur les Fusûs, il n'en a pas moins lu également les Futûhât et convient même en avoir tiré profit. Nombreux seront ceux qui l'imiteront sans avoir toujours ses scrupules. La longue liste des épigones d'lbn Taymiyya - que nous épargnerons au lecteur- témoigne de la continuité dans l'espace et le temps de polémiques dont la persistance surprend l'observateur occidental. Signalons pourtant que, invité à arbitrer une controverse surgie à Alexandrie, le célèbre Ibn Khaldûn délivra une sentence juridique prescrivant l'autodafé des livres d'lbn Arabî.
Que la prolifération de cette littérature anti-akbarienne ne nous abuse pas. Les sentences hostiles au Shaykh al-akbar sont certes nombreuses, mais leur contenu est immuable. Ce sont, à peu de choses près, les arguments avancés par Ibn Taymiyya et les textes témoins qu'il avait utilisés, qui sont indéfiniment repris. En outre, la virulence du discours - rhétorique oblige - masque souvent un jugement plus nuancé qu'il n'y paraît de prime abord. Dhahabî (m. 1348), élève d'lbn Taymiyya, s'est prononcé à maintes reprises contre Ibn Arabî. Mais n'écrit-il pas aussi à son propos: " Quant à moi, je dis que cet homme fut peut-être un saint... " ? Troublante réserve, que précède une dénonciation en règle des Fusûs. La remarque suivante nous permet peut-être de déchiffrer cette position ambiguë: " Par Dieu, mieux vaut pour un musulman vivre ignorant derrière ses vaches [...] que de posséder cette gnose et ces connaissances subtiles ! " C'est moins la doctrine d'lbn Arabî que Dhahabî condamne, en définitive, que sa diffusion dans la " masse des croyants " (âmma).
Rien, de surcroît, ne serait plus contraire à la réalité que de croire - ou de laisser croire, comme s'y emploient les wahhabites - que tous les oulémas ont condamné Ibn Arabî. Certains soufis se sont opposés à l'école d'lbn Arabî; inversement, beaucoup d'oulémas, et parmi les plus prestigieux, ont défendu sa cause. Citons, parmi eux, Fîrûzabâdî (m. 1414), qui, au Yémen, rédige une fatwâ dans laquelle il s'évertue à démontrer la sainteté d'lbn Arabî et approuve le sultan al-Nâsir, qui accumule ses oeuvres dans sa bibliothèque. Moins d'un siècle plus tard, en 1517, Kamâl Pachâ Zâdeh (m. 1534), conseiller très écouté de Sélim Ier (lequel, décidément, est voué à jouer un rôle dans la destinée posthume d'lbn Arabî), émet une sentence recommandant au sultan, qui vient de conquérir l'égypte, de réprimander ceux qui dénigrent le Shaykh al-akbar.
évoquant les adversaires d'lbn Arabî, nous avons délibérément passé sous silence la propagande anti-akbarienne diffamatoire que publient régulièrement de nos jours les wahhabites saoudiens et leurs émules. La médiocrité intellectuelle de cette littérature pamphlétaire dispense de tout commentaire. Mais, pour malveillant qu'il soit, cet acharnement à combattre son oeuvre soulève tout de même une question: Ibn Arabî est-il, conformément à la signification de son surnom traditionnel, un " vivificateur de la religion " (Muhyî al-dîn) ou, comme préfèrent le désigner ses adversaires, un " tueur de la religion " (Mumît al-dîn)?

La prière du prince
" Je n'ai eu de cesse, dès que je fus en âge de porter des ceinturons, de chevaucher des coursiers, de fréquenter les nobles, d'examiner les lames des sabres, de parader dans les campements militaires. " Personne, parmi ses proches n'eût sans doute pu prévoir que ce jeune garçon qu'attirait le clinquant des armures allait bientôt se vouer aux dures ascèses des renonçants. Tout destinait le jeune Ibn Arabî à une carrière militaire. L'Esprit qui souffle où il veut en avait décidé autrement.
La famille d'Ibn Arabî appartient à l'une des plus vieilles souches arabes de l'Espagne musulmane. Ses ancêtres, des Arabes originaires du Yémen, émigrèrent très tôt vers la péninsule Ibérique; vraisemblablement lors de la " seconde vague " de la conquête, celle qui, en 712 amena plusieurs milliers de cavaliers yéménites en Andalousie. Du moins sont-ils recensés parmi les " grandes familles " arabes qui occupent le sol andalou sous le règne du premier émir omeyyade (756-788). C'est dire qu'ils appartiennent à la khâssa, la classe dominante qui détient les hautes fonctions dans l'administration et dans l'armée.
Fier de son origine arabe, Ibn Arabî aime à rappeler dans nombre de ses poèmes qu'il descend de l'illustre Hâtim al-Tâ'î, poète de l'Arabie anté-islamique dont les vertus chevaleresques devinrent littéralement proverbiales. Il fait allusion d'autre part, à diverses reprises, à la position importante de son père, qui, précise-t-il, " comptait parmi les compagnons du sultan " - expression qui a donné lieu à de nombreuses conjectures et dont certains biographes tardifs ont tiré la conclusion qu'il ne fut pas moins que ministre. Un document édité il y a quelques années permet maintenant d'être beaucoup plus précis. Selon son auteur, Ibn Sha'âr (m. 1256), qui a rencontré le Shaykh al-akbar à Alep le 27 octobre 1237 et l'a interrogé sur sa jeunesse, Ibn Arabî " était d'une famille de militaires au service de ceux qui gouvernent le pays ". évasive, cette formulation nous rappelle que la carrière du père d'lbn Arabî s'inscrit dans le cadre des fluctuations politiques qui ont accompagné l'effondrement du régime almoravide en Andalus.
Berbères venus du Sahara occidental, les Almoravides avaient débarqué dans la Péninsule à la demande des souverains des Taifas : ces états autonomes avaient vu le jour à la faveur de la chute du califat de Cordoue et s'inquiétaient de la progression continue des chrétiens, qui avaient pris Tolède en mai 1085. L'écrasante défaite qu'ils infligent aux Castillans moins d'un an plus tard à Zallâqa permet aux Almoravides de se présenter comme les défenseurs de l'islam andalou. Petit à petit, ils annexent les Taifas pour donner finalement naissance au premier état andalou-maghrébin, lequel marque une ère nouvelle dans l'histoire de l'Espagne musulmane. Dorénavant, son destin politique, religieux, culturel, est étroitement lié à celui du Maghreb. A une mosaique d'ethnies, de langues et de confessions se substitue peu à peu une société plus homogène, largement arabisée et islamisée, mais aussi plus repliée sur elle-même. L'inquiétude qu'ont fait naître les succès de la Reconquista favorise l'intolérance à l'égard des juifs et des chrétiens, qui émigrent massivement vers le Nord. Mais cette intolérance résulte aussi de la rigidité dogmatique des juristes mâlikites, dont l'ascendant sur les souverains almoravides est considérable. Le puritanisme des Almoravides, l'importance qu'ils donnent à la jurisprudence au détriment de l'étude du Coran et de la sunna, la " coutume du Prophète ", engendrent une casuistique sclérosante, qui étouffe les nouvelles aspirations religieuses dont témoigne notamment le développement du soufisme. Il est significatif à cet égard que les deux principaux soulèvements qui vont déstabiliser le régime se présentent comme des mouvements de réforme religieuse.
Après un séjour en Orient, où il a pris connaissance des ouvrages de Ghazâlî, Ibn Toumert, un Berbère du Sous revient prêcher au Maghreb un islam plus sobre, centré sur le tawhîd, I'affirmation de l'Unicité divine - d'où le nom de muwahhidûn, Almohades, donné à ses partisans. Fustigeant les dirigeants almoravides, qu'il accuse d'être des anthropomorphistes et des infidèles, il se proclame le Mahdî - celui qui doit assister Jésus à la fin des temps pour restaurer la paix et la justice - et prend les armes. A sa mort, en 1130, Abd al-Mu'min, l'un de ses plus anciens disciples, s'impose comme son successeur et poursuit la lutte. Elle s'avère longue et ponctuée de défaites ; cependant, la prise de Marrakech en 1147 met un terme à la souveraineté almoravide au Maghreb.
L'annexion de l'Andalus, I'Espagne musulmane, où les Almoravides sont en proie à de graves difficultés internes et externes, sera plus rapide. L'autodafé des oeuvres de Ghazâlî décrété par les autorités a suscité des remous dans la population, en particulier dans les milieux soufis. Ce mécontentement, qu'accentuent les échecs militaires (les Almoravides ont perdu Saragosse en 1118), favorise l'expansion de la révolte des murîdûn, une espèce de congrégation qui s'est regroupée dans l'Algarve autour d'Ibn Qasî, lequel prétend également être l'Imâm, le Guide spirituel et politique de la communauté. Séduit par la propagande des Almohades, dont il espére le soutien, Ibn Qasî persuade Abd al-Mu'min d'envoyer des troupes dans la Péninsule. Les premières débarquent en 1146 et, un an plus tard, Séville et sa région sont sous obédience almohade. Mais la conquête est loin d'être achevée: Grenade reste sous la juridiction des Almoravides; Almeria est occupée par les Castillans, tandis qu'un émirat indépendant voit le jour dans le Levant sous l'égide d'Ibn Mardanish, un chef militaire qui installe son état-major à Murcie.
C'est dans cette ville, où son père exerce des charges militaires au service d'Ibn Mardanish, qu'Ibn Arabî vient au monde le 27 juillet 1165 (17 ramadân 560) ou, selon d'autres sources, le 6 août (27 ramadân). Moins de trois mois plus tard, Murcie est assiégée par les Almohades. Ces derniers devront pourtant attendre jusqu'en mars 1172 pour s'emparer de la cité. Ibn Mardanish ne survit pas à la défaite ; accompagnés d'une délégation comprenant les hauts dignitaires de l'armée, ses fils se rendent à Séville et prêtent allégeance au calife Abû Ya'qûb Yûsuf. Le souverain almohade, qui a succédé à son père en 1163, s'empresse de reprendre à son service les généraux d'Ibn Mardanish, dont il ne connaît que trop bien les compétences.
Le père d'Ibn Arabî est vraisemblablement du nombre ; c'est à cette époque, en tous les cas, qu'il émigre à Séville pour y poursuivre sa carrière au service des Almohades. Plus rien dès lors ne vient troubler l'enfance heureuse et insouciante d'Ibn Arabî. Le jeune garçon aime à chasser et, nous l'avons vu, jouer au soldat. Son destin semble tout tracé : à l'instar de son père, dont il est l'unique fils, il entrera dans l'armée.
Une foudroyante métamorphose
Rien, donc, ne laissait présager a priori que la vie de cet adolescent promis à une carrière militaire allait basculer du jour au lendemain. Saura-t-on jamais ce qui se produisit et à quelle date exactement ? Aucun texte connu d'Ibn Arabî ne permet à ce jour d'apporter une réponse claire et précise. Le célèbre texte où il décrit son entrevue à Cordoue avec le philosophe Averroès nous fournit, à tout le moins, un repére chronologique: Ibn Arabî s'y dépeint comme un jeune garçon complètement imberbe mais doté, déjà, de connaissances illuminatives qu'il a récemment obtenues au cours d'une retraite.
On peut déduire de ce récit qu'au moment de cet épisode il est approximativement âgé d'une quinzaine d'années. La suite du témoignage d'Ibn Sha'âr nous livre par ailleurs une information précise et détaillée quant aux circonstances de cette brusque et précoce metanoia: " La raison, lui raconte Ibn Arabî, qui m'a conduit à quitter l'armée d'une part et à entrer dans la Voie d'autre part, est la suivante: j'étais sorti un jour, à Cordoue, en compagnie du prince Abû Bakr [b.] Yûsuf b. Abd al-Mu'min. Nous nous rendîmes à la grande mosquée et je l'observais tandis qu'il s'inclinait et se prosternait dans la prière avec humilité et componction. Je me fis alors la remarque suivante: si un tel personnage, qui n'est pas moins que le souverain de ce pays, se montre soumis, humble et se comporte de la sorte avec Dieu, c'est que le bas monde n'est rien ! Je le quittai le jour même - jamais je ne le revis - et m'engageai dans la Voie. "
Mais ce document soulève presque autant de questions qu'il en résout. Ibn Sha'âr situe cet épisode en 1184, date à laquelle Ibn Arabî a dix-neuf ans. Or le portrait qu'Ibn Arabî brosse de lui-même dans le récit de sa rencontre avec Averroès, postérieure à son engagement spirituel, infirme une telle hypothèse. En outre, de quel prince s'agit-il ? Le calife Yûsuf a régné entre 1163 et 1184, mais il n'a pu se trouver à Cordoue à cette époque puisqu'il quitte l'Andalousie en 1176 pour le Maroc, où il demeure jusqu'en 1184. En mai de cette année-là, il franchit le Détroit et se rend directement à Séville pour passer ses troupes en revue. Peu après, le 7 juin, le calife quitte la capitale pour une expédition contre le Portugal dont il ne reviendra pas vivant. Au demeurant, son " patronyme " est Abû Ya'qûb (et non Abû Bakr), ce qu'Ibn Arabî n'ignore certainement pas. Il est vraisemblable dans ces conditions que le prince dont l'humilité dans la prière a proprement bouleversé Ibn Arabî est l'un des fils du calife, Abû Bakr, qui fut l'un de ses généraux.
En tout état de cause, une certitude demeure: l'incident survenu dans la mosquée de Cordoue constitue le point de rupture dans le cours, jusque-là paisible, de l'existence du jeune Ibn Arabî. Le petit grain de sable qui vient de percuter son destin déclenche une prise de conscience aussi brutale qu'irréversible. Sa décision est prise: il choisit Dieu. L'adolescent quitte tout, l'armée, ses compagnons, ses biens. Il se retire du monde - dans une caverne située au milieu d'un cimetière, selon l'un de ses biographes pour un face-à-face avec l'éternel dont, d'une certaine façon, il ne reviendra jamais : " Je me suis mis en retraite avant l'aurore et je reçus l'illumination avant que le soleil ne se lève [...]. Je demeurai en ce lieu quatorze mois et j'obtins ainsi les secrets sur lesquels j'écrivis ensuite; mon ouverture spirituelle, à ce moment, fut un arrachement extatique. "
Une prodigieuse métamorphose, au sens le plus fort de ce mot, s'est donc opérée chez le jeune garçon, qui, au sortir de cette réclusion, n'a de commun que le nom avec l'adolescent qui caracolait dans les garnisons militaires. Cette rupture radicale entre ce qu'il était jusque-là et ce qu'il sera dorénavant, Ibn Arabî en rend bien compte lorsque, pour évoquer sa vie d'" avant ", il l'appelle " ma jâhiliyya ", terme qui désigne l'état de paganisme - littéralement, d'" ignorance " - dans lequel vivaient les Arabes avant la révélation muhammadienne qui inaugurait une ère nouvelle de leur destinée.

L'enfant et le philosophe [extraits]
Je me rendis un jour, à Cordoue, chez le cadi Abû l-Walîd Ibn Rushd [Averroès]; ayant entendu parler de l'illumination que Dieu m'avait octroyée, il s'était montré surpris et avait émis le souhait de me rencontrer. Mon père, qui était l'un de ses amis, me dépêcha chez lui sous un prétexte quelconque. A cette époque j'étais un jeune garçon sans duvet sur le visage et sans même de moustache. Lorsque je fus introduit, il [Averroès] se leva de sa place, manifesta son affection et sa considération, et m'embrassa. Puis il me dit: " Oui. " A mon tour, je dis: " Oui. " Sa joie s'accrut en voyant que je l'avais compris. Cependant, lorsque je réalisai ce qui avait motivé sa joie, j'ajoutai: " Non. " Il se contracta, perdit ses couleurs, et fus pris d'un doute: " Qu'avez-vous donc trouvé par le dévoilement et l'inspiration divine ? Est-ce identique à ce que nous donne la réflexion spéculative ? " Je répondis: " Oui et non; entre le oui et le non, les esprits prennent leur envol, et les nuques se détachent ! "
Ibn Arabî, Futuhât, I, p. 153-154.
La raison qui m'a conduit à proférer de la poésie (shi'r) est que j'ai vu en songe un ange qui m'apportait un morceau de lumière blanche ; on eût dit qu'il provenait du soleil. « Qu'est-ce que cela ? », demandai-je. « C'est la sourate al-sh'u'arâ (Les Poètes) » me fut-il répondu. Je l'avalai et je sentis un cheveu (sha'ra) qui remontait de ma poitrine à ma gorge, puis à ma bouche. C'était un animal avec une tête, une langue, des yeux et des lèvres. Il s'étendit jusqu'à ce que sa tête atteigne les deux horizons, celui d'Orient et celui d'Occident. Puis il se contracta et revint dans ma poitrine ; je sus alors que ma parole atteindrait l'Orient et l'Occident. Quand je revins à moi, je déclamai des vers qui ne procédaient d'aucune réflexion ni d'aucune intellection. Depuis lors cette inspiration n'a jamais cessé.
Ibn ‘Arabi, Diwan al Ma'arif

Extraits de Ibn Arabî et le voyage sans retour de Claude Addas. Paris, Seuil, 1996.

L'interprète des désirs

Ibn 'Arabî

Turjman al Ashwaq
L'interprète des désirs


[extraits]

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Quand se révèle mon Bien-Aimé,
Avec quel oeil Le vois-tu ?
Avec Son oeil, non le mien,
Car nul ne Le voit sauf Lui.

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Aïe ! Puissè-je savoir s'ils savent
Quel coeur ils possédèrent !
Et mon coeur puisse-t-il savoir
Quel sentier ils empruntèrent !
Furent-ils sauvés ? Périrent-ils ?
Perplexes et irrésolus,
L'amour rendit les fidèles d'amour !

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"Je m'étonne de l'amoureux dont les beautés
Miroitent dans fleurs et jardins ! "
Et moi à elle: " Ne t'étonne pas de qui tu vois,
Ce que tu as vu est toi-même dans le miroir d'un homme !"

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"Je m'étonne de l'amoureux dont les beautés
Miroitent dans fleurs et jardins ! "
Et moi à elle: " Ne t'étonne pas de qui tu vois,
Ce que tu as vu est toi-même dans le miroir d'un homme!"

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Telle une lettre dédoublée:
Nous-mêmes lors des adieux, à force d'étreinte et d'enlacement.
Deux personnes nous sommes:
Les regards n'en voient qu'une.
Corps fondu et lumière:
N'était mon gémissement, elle ne m'aurait pas vu !

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... Prodige ! Une jeune gazelle voilée
Montrant de son doigt pourpré et faisant signe de ses paupières!
Son champ est entre côtes et entrailles,
O merveille, un jardin parmi les flammes !
Mon coeur devient capable de toute image:
Il est prairie pour les gazelles, couvent pour les moines,
Temple pour les idoles, Mecque pour les pèlerins,
Tablettes de la Torah et livre du Coran.
Je suis la religion de l'amour, partout où se dirigent ses montures,
L'amour est ma religion et ma foi.

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Je salue Salma et ceux qu'abrite sa demeure !
Quelqu'un comme moi doit tendrement saluer !
Que lui coûtera de me répondre par un salut ?
Et pourtant aucun recours si les belles ne répondent pas.
Elle s'en alla avec les siens, la nuit baissant ses voiles,
Et moi: " Pitié de l'amoureux, égaré et mortifié,
Que les nostalgies entourent et protègent
Et qu'assaillent, partout où il va, celles qui décochent les flèches ! "
Elle se laissa entrevoir, un éclair fulgura.
Lequel des deux déchira les ténèbres, je ne le sais.
Et elle: " Ne lui suffit-il pas que je sois dans son coeur
Et qu'il puisse me voir en tout temps comme il veut ? "

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Demeure de jadis !
Qu'en mon coeur brille haut pour toi la lumière !
A toi mes plaintes pour les déserts sillonnés,
Les larmes versées sans retenue !
Nuit et jour je ne goûte de repos,
Reliant les matins et traversant les crépuscules.
Les chameaux ont beau souffrir du trot,
Avec fierté ils avancent nuitamment.
Par nostalgie vers toi ils nous conduisent,
N'espérant même pas avoir tes faveurs.
Déserts et sables sont prestement parcourus,
Sans lassitude aucune.
De l'allure que je leur fais subir, ils ne se plaignent point,
Mais c'est moi qui me plains, quelle absurdité !

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Ayant vu l'éclair à l'est, il a la nostalgie de l'est,
L'eût-il vu à l'ouest, il aurait eu la nostalgie de l'ouest.
Car mon amour est pour l'éclair et sa fulguration,
Non pour les lieux et terres.
La brise rapporta ce propos,
Transmis par mon chagrin, ma tristesse, ma mélancolie,
Mon ivresse, ma raison, ma nostalgie, ma passion,
Mes larmes, mes paupières, ma flamme, mon coeur:
" Celui que tu aimes est dans ton coeur,
Les soupirs le tournent et le retournent ! "
Et moi à la brise: " Rapporte-lui que c'est lui
Qui allume le feu dans le coeur !
L'éteint-il, ce sera l'union sans fin,
L'attise-t-il, qu'y pourra l'amoureux ? "

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Je sacrifie mon âme aux belles arabes distantes !
Commes elles se jouent de moi qui embrasse leurs demeures !
Si tu t'égares derrière elles,
L'effluve qu'elles exhalent t'indique le chemin.
Et si la nuit sans lune descend sur moi,
En évoquant leur souvenir, je chemine dans l'éclat de la lune.
Et si nuitamment je poursuis leurs montures,
La nuit devient pareille au soleil du matin.
J'en courtisai une
A la beauté suprême.
Se dévoile-t-elle, ce qu'elle montre est lumière
Comme un soleil sans mélange.
Soleil son visage, nuit sa chevelure,
Merveille d'image du soleil et de la nuit réunis !
Nous sommes dans la nuit en pleine lumière du jour,
Et nous sommes à midi dans une nuit de cheveux !

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Conseil à un ami

Ibn 'Arabî

Wasiyat
Conseil à un ami

Au nom d'Allah, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux !
Ma réussite n'est que par Allah ! A Lui je me remets et vers Lui je reviens !

Louange à Allah et salut à ceux de Ses serviteurs qu'Il S'est choisis, ainsi qu'au frère saint le plus noble !

Tu m'as demandé-qu'Allah t'assiste et te confirme quant à ce qu'Il t'a mis à charge (par Sa Loi)-" de te rédiger du trait de ma main un texte de mémento (tadkhirah) qui te fasse penser à moi, afin que tu pries pour moi chaque fois que tu le trouveras ". Or, même si ton but aura été en fait tout autre que ce que j'ai mentionné ici, le pauvre (que je suis) n'aura toutefois rédigé le texte que par désir de s'assurer tes prières pour lui... Qu'Allah nous fasse profiter nous et vous de sa Toute-Puissance. Amîn.

Mon saint ami, pratique le dhikr d'Allah en tout état, car il réunit tout le bien.

Sois toujours préparé à accueillir de bonne grâce ce qu'apporte le décret divin, car ce qu'Allah a prévu arrive et le contentement a ce sujet est profitable.

Sache que tu as à répondre de tes mouvements et de tes arrêts - quant à ce pourquoi tu t'es mu et quant à ce pourquoi tu t'es arrêté; par conséquent, occupe-toi, en tout moment, de ce qui, dans le moment même, est le plus important pour toi, et de ce qu'Allah t'a mis à charge comme oeuvre pour ce moment.

Évite les activités superflues.

Tu dois obéissance à Allah et obéissance à Son Envoyé - qu'Allah lui accorde Ses grâces unitives et salvifiques - de même à celui qu'Allah a chargé de nous gouverner: acquitte-toi de l'obéissance que tu dois à celui-ci, et ne lui demande pas de comptes quant à ce que lui-même te doit à toi.

En tout état de cause prie en faveur de ceux qui s'occupent de nos affaires, prie pour qu'ils agissent bien à leur propre sujet et à notre sujet, car si ceux-ci agissent bien quant à eux-mêmes, nous ne verrons nous arriver à nous autres que de bonnes choses.

Aie toujours un préjugé favorable à l'égard des Musulmans et une bonne intention à leur sujet; agis parlui eux selon tout ce qui est bien.

Quand tu te couches n'aie dans ton coeur rien de mauvais à l'égard de qui que ce soit, ni rancune, ni haine.

Prie pour le bien de celui qui a été injuste envers toi, car celui-ci t'a préparé du bien pour ta vie future: si tu pouvais voir ce qu'il en est réellement, tu te rendrais compte que l'injuste t'a fait vraiment du bien pour la vie future. Alors, la récompense du bienfait ne doit être que le bienfait (cf. Coran 55, 60) (prie donc pour le bien de celui qui t'a réservé un bien); du reste, le bienfait dans la vie future est permanent. Ne perds pas de vue cet aspect des choses, et ne sois pas trompé par le fait des dommages qui te résultent ici-bas par l'injustice dont tu es l'objet: il faut considérer cet inconvénient comme le médicament désagréable que doit absorber le malade parce que celui-ci sait quelle utilité il en tirera finalement. L'injuste joue un rôle équivalent: prie donc pour qu'il ait tout bien !

Sois en éveil au sujet d'Allah - qu'Il soit exalté - surtout quand tu parles, car auprès de toi il y a un " veilleur préparé " (raqib atîd) que ton Seigneur a chargé de toi: ne lui fais inscrire que du bien !

Abstiens-toi d'attaquer les gouvernants de nos affaires, car ils sont les lieutenants d'Allah, et leurs coeurs sont dans la main d'Allah qui les fait se tourner vers nous quand Il veut. Occupe-toi d'Allah dans la main de qui se trouve la bride de leur coeur. Ne sois pas arrêté par leurs individualités car le respect (qui leur est dû) est en raison de la fonction où ils ont été placés par Allah; sans le degré fonctionnel il n'y aurait pas à observer quelque différence entre les hommes.

Gagne ton pain, et (le cas échéant) pose question aux "Gens du dhikr" d'entre les savants par Allah, au sujet de ce que tu ne connais pas (quant aux règles de droit concernant les activités commerciales) car le commerçant honnête sera rassemblé le jour de la résurrection avec les prophètes, les confirmateurs et les martyrs.

Astreins ton âme à la pudeur devant Allah et devant les anges qui séjournent avec toi d'entre ceux qui se succèdent chez toi.

Fais que ta compagnie soit avec Allah-qu'II soit exalté - et accompagne ce qui est autre qu'Allah avec cette compagnie d'Allah.

Fais aumône de ton honneur, chaque matin, à toutes les créatures d'Allah.

Le soir fais la prière des funérailles au bénéfice de tous les Musulmans et Musulmanes morts dans la journée. Tu atteindras par cela beaucoup de bien.

Lorsque tu as accompli la prière du Maghreb fais deux rakates d'istilkharah (demande du meilleur parti) quotidienne et constante. Et fais cela en tant qu'istilcharah générale, telle que je vais te la dire. Tu feras l'invocation suivante après les deux rakates dont je parle:

" Allahumma, je T'invoque au sujet de ce qui est " le meilleur, en raison de Ta Science, je sollicite Ton arrêt prédestinateur, en raison de Ton Pouvoir, et je demande Ta faveur immense, car Tu peux, alors que moi je ne puis rien, Tu sais, alors que moi ie ne sais pas, et c'est Toi le Savant par excellence des choses cachées !

" Allahumma, si Tu sais que tout ce que j'agis à mon propre sujet et au sujet d'autrui, et que tout ce que fait autrui à mon sujet (au sujet de mon conjoint, de mon enfant et de ce que je possède) sera bon pour moi dans ma religion, ma vie et dans mon issue finale, depuis cette heure-ci jusqu'à l'heure pareille du jour suivant, destine-le-moi, facilite-le-moi, puis accorde-moi en cela la bénédiction.

" Et si Tu sais que tout ce que j'agis à mon propre sujet et au sujet d'autrui, et toute ce que fait autrui à mon sujet, quant à ma religion, ma vie et mon issue finale, depuis cette heure jusqu'à l'heure pareille du jour suivant, est mal pour moi, détourne-le de moi et détourne-moi de lui et destine-moi le bien où que ce soit, facilite-le-moi, puis accorde- moi en cela la bénédiction " .

Si tu fais cela tu verras beaucoup de bien et toujours, et tu seras sûr d'Allah en tout ce qui procédera de toi ou d'autre que toi, à cause de toi.

Sache, mon saint ami, que j'ai vu l'Envoyé d'Allah en songe, dans l'année 599 à La Mecque dans une vision de longue durée et que je l'ai entendu prononcer alors la prière suivante que j'ai retenue dans ma mémoire; les mains tendues il disait:

" Allahumma fais-nous entendre du bien, fais-nous voir du bien ! Qu'Allah nous pourvoie de la préservation et la rende permanente ! Qu'Allah réunisse nos coeurs dans la crainte sanctifiante, et qu'II nous fasse réussir en ce qu'll aime et en ce dont Il est content ".

Puis il récita les Versets Conclusifs de la sourate de la Génisse (Cor. 2, 286-286).

Observe la pratique -et qu'Allah le Très-Haut t'y assiste- de 4 rakates avant la prière du dhohr et 4 après elle, et dis après la salutation finale de la prière du maghreb et de celle du çobh (7), et avant de parler:

" Allahumma sauve-moi du Feu ! " (7 fois).

De même veille à dire matin et soir ceci:

" Je me réfugie en Allah l'Oyant et le Savant contre Satin le lapidé ! (Puis les versets suivants qui sont les " conclusifs " de la sourate du Rassemblement: Cor. 58, 22-24).

" Lui est Allah, pas de dieu si ce n'est Lui, le Connaissant de l'invisible et du visible, le Tout-miséricordieux le Très-miséricordieux !

" Lui est Allah, pas de dieu si ce n'est Lui, le Roi, le Très-Saint, le Salutaire, le Fidèle, le Protecteur, le Très-Fort, le Réparateur, le Superbe ! Gloire à Allah au-dessus de ce qu'ils Lui associent !

" Lui est Allah, le Créateur, le Producteur, le Formateur ! A Lui les plus beaux Noms ! Ce qui est dans les Cieux et la Terre Le glorifie, et Lui, Il est le Très-Fort, le Sage ! "

Cela est à dire trois fois, et chaque fois comme je viens de te le dire.

Je ne t'ai informé ainsi de rien qui ne vienne de l'enseignement authentique de l'Envoyé d'Allah - qu'Allah lui accorde Ses grâces unitives et Ses grâces salvifiques. Et c'est Allah qui assure la réussite. Pas de Seigneur autre que Lui.

Ceci est la fin du conseil.

Qu'Allah nous accorde la meilleure fin à nous et à tous les Musulmans ! Qu'Allah accorde Ses grâces unitives et Ses grâces salvifiques à notre maître Mohammad et à sa famille et tous ses compagnons ! Louange à Allah le Seigneur des Mondes !

Ceci fut écrit par Mohammad ben Ali ben Mohammad Ibn al-Arabî at-Tâ'y al-Hâtimî - qu'Allah lui accorde la meilleure fin à lui, à ses deux parents et à tous les Musulmans -dans l'année 624.

La parure des Abdal

Ibn 'Arabî

Hilyatu al Abdal
La parure des Abdal

Au nom d'Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux!
Louange soit rendue à Allah pour ce qu'Il a inspiré et "parce qu'Il nous a enseigné ce que nous ne savions pas! Il nous a accordé ainsi une faveur magnifique"! (Coran, 4, 113)

Et qu'Allah prie sur le Chef le plus auguste, le Prophète le plus noble, celui qui a reçu les "Sommes des Paroles" à la Station Suprême et qu'Il lui accorde Ses salutations!

Dans la nuit de lundi 22 du mois de Jumâdâ-l-Ulâ, en l'année 599, me trouvant à l'étape d'ElMâyah à Tâïf, à l'occasion de la visite pieuse que nous avons faite (au tombeau) d'Abdallah Ibn Abbas, cousin du Prophète, j'ai adressé à Allah une "demande de conseil", du fait que mes compagnons Abou Muhammad Badr ibn Abdallah alHabashi (l'Abyssin), affranchi d'Abou-l-Ghanâ'im ben Abi-l-Futûh al-Harrânî, et Abû Abdallah Muhammad ben Khalid es-Sadafî at-Tilimsani (de Tlemcen) -qu'Allah leur soit propice à tous les deux- m'ont demandé de rédiger pour eux, en ces jours de visite pieuse, quelque enseignement dont ils pourraient tirer profit dans la voie vers la vie future. Après avoir accompli ma "demande de conseil", j'ai écrit le présent cahier (kurrâsa) que j'ai intitulé: "La Parure des Abdal et ce qui s'en manifeste en fait de connaissances et états spirituels", qui pourrait leur être, à eux ainsi qu'à d'autres, une aide sur le chemin du bonheur et un texte synthétique traitant des différents modes de la volonté spirituelle (alirâda). Et pour cela, de l'Existentiateur de l'univers nous demandons appui et aide!

Sache que l'Autorité (alhukm) est fruit de la sagesse (alhikma), et que la Science (al'ilm) est fruit de la connaissance (alma'rifa). Celui qui n'a pas de sagesse n'a pas d'Autorité, celui qui n'a pas de connaissance n'a pas de Science. Celui qui possède à la fois l'Autorité et la Science (alhakîm al'âlim) se dresse "pour Allah" (li-Llâhi qâ'im), et celui qui a la sagesse et la connaissance (alhakîm al 'ârif) reste "par Allah"(biLlâhi wâqif) : les gens d'autorité et savants sont ainsi des lâmiyyûn (ayant comme emblème la lettre lâm) pendant que les sagesconnaisseurs sont des bâ'iyyûn (ayant comme emblème la lettre bâ'). 

Tandis que l'ascète (az zâhid) se plaît à renoncer au monde, et que celui qui se confie à Dieu (almutawakkil) repose entièrement sur son Seigneur, et tandis que le désirant (almurîd) recherche les chants spirituels et l'enthousiasme annihilant, et que l'adorateur (al'âbid) est tout à sa dévotion et à son effort, enfin tandis que le sageconnaisseur (alhakîm al'ârif) exerce sa force d'esprit (alhimma) et se concentre sur le but,- ceux qui sont investis de l'Autorité et possèdent la Science (alhakîmûn al'âlimûn) restent cachés dans l'invisible et ne les connaît ni "connaisseur", ni "désirant", ni "adorateur", comme ne les perçoit ni "confiéàDieu", ni "ascète"! L'ascète renonce au monde pour en obtenir le prix, le confiant se remet à son Seigneur pour atteindre son dessein, le désirant recherche l'enthousiasme pour abolir le chagrin, l'adorateur fait du zèle dans l'espoir d'accéder à la "proximité", le connaisseur sage vise par sa force d'esprit 1'"arrivée", mais la Vérité ne se dévoile qu'à celui qui efface sa propre trace et perd jusqu'à son nom! La connaissance est voile sur le Connu, et la sagesse une porte auprès de laquelle on s'arrête; de même tous les autres modes spirituels sont des "moyens" (asbâb) comme les "lettres"; et toutes ces choses ne sont que "faiblesses" ('ilal) qui aveuglent les regards et éteignent les lumières. Car s'il n'y avait pas les Noms, le Nommé paraîtrait, s'il n'y avait pas l'amour, l'union persisterait, s'il n'y avait pas les lots différents (du sort), tous les degrés seraient conquis, s'il n'y avait pas la Huwiyya (le Soi suprême), la Anniyya (le Moi suprême) paraîtrait, s'il n'y avait pas Huwa, Lui, il y aurait Anâ, Moi, s'il n'y avait pas Anta, Toi, se verrait la marque de l'ignorance, s'il n'y avait pas la compréhension (ordinaire) s'affirmerait le pouvoir de la Science (pure): et alors les ténèbres seraient abolies, et toutes ces lourdes bêtes s'envoleraient comme d'impondérables oiseaux dans les exiguïtés de l'extinction!
A ton coeur se révèle Celui qui n'a jamais cessé 
de résider dans l'inscrutable mystère du Sans-commencement! 
Mais c'est toi-même qui étais le voile sur ton oeil
bien que cela fût par la vertu même de ta similitude divine. 
Alors au coeur apparaît que Celui qu'il voit 
n'a jamais cessé de l'appeler vers Lui!
C'est ainsi qu'un Propos vint, renfermant toute Parole,
et sa gloire fut manifestée par l'Envoyé de la Région Suprême!
Nous avions autrefois à Marchena, en pays andalous, un compagnon d'entre les saints hommes dont l'occupation était d'enseigner le Coran. C'était un excellent juriste, sachant par cur le Coran et les hadîth, homme de piété et de mérite, toujours au service des fuqarâ': son nom est Abdu-l-Majîd ben Selmah. Il m'a raconté - puisse Allah lui être propice - une chose qui lui est arrivée: "Une nuit, disait-il, pendant que j'étais dans la chambre où je fais d'habitude mes prières, je venais de terminer mon oraison (hizb) et j'avais placé ma tête entre mes genoux pour vaquer à l'invocation (dhikr) d'Allah; alors je constate qu'une personne survient, qui retire l'étoffe sur laquelle je priais et la remplace par une natte grossière. Ensuite cet être me dit: "Fais tes prières sur cette natte"! Or j'avais verrouillé la porte de ma chambre alors que j'étais tout seul. La frayeur s'empara de moi. L'homme me dit: "Celui qui vit dans l'intimité d'Allah ne s'effraye pas"! Et il ajoute: "Mais crains Allah en tout état"! Alors j'eus une inspiration et je lui demandai: "O, Sîdî, par quels moyens les Abdal arrivent-ils à être Abdal"? Il me répondit: "Par les quatre qu'a mentionnés Abû Tâlib (al-Makkî) dans la "Nourriture (des Coeurs)": le silence, la solitude, la faim et la veille". Alors il disparut sans que je sache comment il avait pu entrer ni sortir, car la porte était restée toujours fermée. Cependant la natte qu'il m'avait donnée était sous moi". Cet homme était d'entre les Abdal; son nom est Mu'âdh Ibn Ashras - qu'Allah soit satisfait de lui! Les quatre choses qu'il a mentionnées sont les piliers et les supports de cette noble voie. Qui ne prend pas son appui sur elles et n'obtient pas par elles la stabilité, erre hors de la voie d'Allah - qu'Il soit exalté!

Notre propos dans ces pages est de parler de ces quatre points en consacrant à chacun une section pour y mentionner les idées et les états spirituels qu'ils comportent. Qu'Allah nous mette, nous et vous, parmi ceux qui les pratiquent toujours et les réalisent. Certes, Il a tout pouvoir pour cela!
Le Silence (Al Samt)
Le silence est de deux sortes: "silence de la langue", consistant dans l'abstention de parler autrement que par Allah (bighayriLlâh) ou "avec un autre qu'Allah" (ma'a ghayriLlâh), ces deux conditions étant solidaires; "silence du cur", consistant dans le rejet de toute pensée survenue dans l'âme et traitant de choses créées. Celui dont la langue se tait, même si son cur ne se tait pas, allège son fardeau; celui dont la langue et le cur se taisent tous les deux, purifie son "centre secret" (sirr) et son Seigneur s'y révèle; celui dont le cur se tait, mais dont la bouche parle, prononce les paroles de la Sagesse; mais celui dont ni la langue ni le cur ne se taisent est objet de Satan et soumis à sa domination. Le silence de la langue est un des traits ordinaires de tous les hommes spirituels (al'âmma) et de tous les maîtres de la voie (arbâbu-s-sulûk). Le silence du cur est parmi les caractères distinctifs des "rapprochés" (almuqarrabûn) qui sont des gens de contemplation. Le hâl (l'état) que le silence assure aux "progressants" (assâlikûn) est la préservation des malheurs, et celui qu'il favorise chez les "rapprochés" est l'entretien dans la familiarité seigneuriale. Celui qui observe le silence en tout état et sous tous les modes, n'a d'entretien qu'avec son Seigneur, car il est évident qu'un silence absolu est impossible pour l'homme en son âme; mais en se détachant de la conversation avec les autres vers l'entretien avec son Seigneur, il devient un confident "rapproché", bien assisté dans sa parole; et s'il parle ensuite, il le fait selon la justice, car il parle "selon Allah" ('aniLlâh) ainsi qu'on le voit dans ce qu'Allah dit au sujet de Son Prophète: "Et il ne parle pas selon la passion" (Coran, 53, 3). La parole juste est fruit du silence en tant qu'abstention de fauter (par la parole). La parole "avec un autre qu'Allah" est une faute en tous cas, de même que la parole "autrement que par Allah" est un mal sous tous les rapports. Allah dit: "Dans beaucoup de leurs entretiens il n'y a pas de bien, excepté celui qui ordonne de faire l'aumône, ou ce qui est acceptable, ou ce qui rétablit le bon ordre parmi les hommes" (Coran, 4, 114). Allah dit aussi: "Et on ne leur avait ordonné que d'adorer Allah en lui offrant un culte sincère" (Coran, 98, 5).

A l'état du silence se rattache le maqâm de la Révélation (alwahy), avec ses différents modes. 

Le silence produit la "connaissance d'Allah" (ma'rifatuLlAh) .

La Solitude (al'uzla)
La solitude est un moyen d'assurer le silence de la langue; en effet celui qui s'écarte des hommes et n'a personne avec qui s'entretenir est, d'une façon naturelle, amené à renoncer aux paroles.

L'isolement est de deux sortes: celui des aspirants (almurîdûn) qui consiste dans le fait d'éviter de se mêler matériellement aux autres, et celui des connaisseurs sûrs (almuhaqqiqûn) qui consiste dans le fait d'éviter intérieurement le contact des choses créaturelles. Les curs de ces derniers n'offrent de place qu'à la Science par Allah (al'Ilmu biLlAh) qui constitue ce Témoin de la Vérité (ShahidulHaqq), résultant de la pratique de la contemplation et résidant dans le cur.

Ceux qui pratiquent l'isolement ont trois mobiles spirituels: 1) la crainte du mal provenant des hommes; 2) la crainte de faire du mal au prochain; ce point est plus important que le précédent, car dans le premier il est question d'une mauvaise opinion au sujet des autres, alors que dans le deuxième, la mauvaise opinion se rapporte à soi-même; or la mauvaise opinion au sujet de sa propre âme est plus grave car tu te connais mieux (que tu ne connais les autres); 3) le désir de rendre permanente la compagnie du Maître que l'on a du côté de l'Assemblée Sublime. Ainsi l'homme supérieur est celui qui se fuit soi-même pour obtenir la compagnie de son Seigneur. Celui qui préfère la solitude à la fréquentation des autres, de ce fait même préfère son Seigneur à ce qui est autre que Lui; or à celui qui préfère son Seigneur, personne ne peut savoir quels dons et secrets Allah lui accorde. La solitude est éprouvée dans le cur seulement du fait qu'on a quitté une chose et du fait de se trouver en intimité avec Celui vers lequel on s'est retiré et qui fut la cause du désir d'isolement.

La solitude remplit par elle-même aussi la condition du silence, car celui-ci en découle en mode nécessaire; ceci s'entend naturellement du silence de la langue. Quant au silence du cur, l'isolement ne l'apporte pas nécessairement car quelqu'un peut s'entretenir en soi-même "autrement que par Allah" et "avec un autre qu'Allah". C'est pour cela que nous avons considéré le silence (dans son ensemble) comme règle indépendante de la voie. 

Celui qui s'attache à la solitude découvre le "secret" de l'Unicité divine (alWahdaniyya alilàhiyya), et cela lui procure plus spécialement, en fait de connaissances et secrets, les secrets de l'Unité (alAhadiyya) en tant que qualité (sifa). Le hal propre de la solitude consiste dans le détachement des attributs, qu'il s'agisse de l'initié ordinaire (assalik) ou de celui qui a déjà la réalisation (almuhaqqiq). Le plus haut mode de l'isolement est la "retraite" (al khalwa) car celle-ci constitue un isolement dans l'isolement; aussi son fruit est-il plus précieux que celui de l'isolement ordinaire.

Celui qui pratique l'isolement doit avoir une certitude au sujet d'Allah, afin qu'il n'ait aucune obsession qui lui ramène la pensée hors de la chambre où il se tient; s'il manque de certitude, qu'il prépare à l'avance sa force en vue de l'isolement, afin qu'il soit renforcé dans sa certitude par ce qui se dévoilera à lui dans sa solitude. Ceci est une chose indispensable et une des règles fermes qui conditionnent la pratique de l'isolement.

La solitude procure la "connaissance du Monde" (ma 'rifatud Dunya).

La Faim (aljû')
La faim est la troisième règle fondamentale de cette voie divine; elle entraîne la quatrième règle qui est la veille, de même que la solitude comporte le silence.
La faim peut être d'initiative libre (ikhtiyarî): c'est la faim des salikûn. Elle peut être aussi de force majeure (idtirarî) : c'est la faim des muhaqqiqûn ; car l'être réalisé ne s'impose pas lui-même un régime de faim, mais (d'une façon naturelle) sa nutrition décroît lorsqu'il se trouve dans la condition de l'intimité divine (maqamulUns) . Si par contre, il se trouve dans la condition de la Crainte révérentielle (maqamu lHayba), il a besoin de beaucoup de nourriture. L'augmentation de la nourriture chez les muhaqqiqûn est un signe sûr de la violence avec laquelle les lumières de la Vérité essentielle foncent sur leurs curs, comme effet de l'immensité (al'Azama) découverte dans leur Contemplé; la réduction de leur nourriture est de son côté une preuve certaine du rapport d'intimité qu'ils ont avec leur Contemplé. Par contre l'augmentation de la quantité de nourriture chez les salikûn est un signe de leur éloignement d'Allah et de leur renvoi de Sa porte, ainsi que l'esclavage auquel ils sont réduits par l'âme concupiscente et bestiale (an nafs ashshahwaniyya albahîmiyya) ; la réduction de leur nourriture est un signe que les haleines de la grâce divine passent sur leurs curs et leur font oublier les besoins de leurs corps.

La pratique de la faim est en tout état et de toute façon un moyen qui intercède tant en faveur du salik que du muhaqqiq en vue de l'atteinte d'un degré plus élevé: dans ses "états spirituels" (ahwal) pour le premier, dans ses "secrets acquis" (asrar) pour le second. Il est toutefois entendu que le pratiquant de cette règle de la faim n'exagère pas ainsi la durée de son maintien en état de veille, car un excès à cet égard mènerait à l'extravagance mentale (alhawas), à la perte de la raison, ainsi qu'au déséquilibre organique. Il n'est pas admis que le salik s'applique à la pratique de la faim en vue d'atteindre des états spirituels autrement que par ordre d'un maître initiatique, Cheikh. De sa propre initiative il ne pourra pas s'y adonner, mais il lui est loisible lorsqu'il est seul (sans directeur spirituel) de réduire la quantité de sa nourriture et de pratiquer le jeûne ordinaire d'une façon continuelle (istidamatus siyam), ainsi que de ne prendre qu'un seul repas par jour. Si parfois il veut manger gras qu'il n'en use pas plus de deux fois par semaine s'il veut être en profit; cela jusqu'à ce qu'il ait trouvé un Cheikh, et lorsqu'il l'aura trouvé il n'aura plus qu'à remettre son sort entre ses mains et celuici s'occupera alors de son cas et de tout ce qui concerne ses états.

La faim a un hal et un maqam. Le hal est caractérisé par l'humilité, la soumission, la modestie, la douceur, l'esprit de pauvreté, l'absence de vanité, la tenue calme, l'absence de pensées viles: tel est le hal des salikûn ; quant à celui des muhaqqiqûn il est fait de finesse, de pureté, d'affabilité, d'éloignement du monde, de transcendance par rapport aux caractères de l'humanité ordinaire par la vertu de la puissance divine et du pouvoir seigneurial.

Le maqam est celui de la Sustentation universelle (almaqam assamadanî). C'est une condition très élevée caractérisée par des secrets intellectuels (asrar), des dévoilements contemplatifs (tajalliyat) et des états spirituels (ahwal) que nous avons mentionnés dans notre livre intitulé Mawaqi' anNujûm, au chapitre relatif au Coeur; cela ne se trouve toutefois que dans certains exemplaires du dit livre, car je l'avais complété sur ce point à Bougie en l'année 597, après qu'il en était déjà sorti partout beaucoup de copies qui ne portaient pas des précisions sur cette demeure initiatique.

Telle est l'utilité de la faim en vue de l'obtention de l'énergie spirituelle (himma). Il n'est pas question ici de la faim ordinaire; celle-ci peut être pratiquée en vue du rétablissement de l'équilibre organique et du bienêtre du corps, rien de plus.

La faim procure la connaissance de Satan (ma'rifatu shShaytan); qu'Allah nous préserve ainsi que vous-mêmes du mal de celui-ci.
La Veille (assahar)
La veille est le fruit de la faim, car le vide du ventre chasse le sommeil. Il y a deux sortes de veilles; celle du coeur et celle de l'oeil. Le coeur est en état de veille lorsque sortant du sommeil des insouciances, il recherche les contemplations. La veille de l'oeil procède du désir de maintenir la puissance de l'esprit (alhimma) dans le coeur en vue de "l'entretien nocturne" (almusamsra), car lorsque l'oeil dort l'activité du coeur cesse; mais si le coeur veille pendant que l'oeil dort, c'est pour atteindre finalement la vision contemplative dans le "centre secret" (sirr) mentionné précédemment, pas pour autre chose; il ne convient pas qu'on pense à autre chose que cela. L'utilité de la veille est le maintien de l'activité du coeur, et par cela la progression, vers les degrés supérieurs gardés auprès d'Allah le Sublime.

Le hal qui caractérise la veille est la conservation du moment spirituel (alwaqt) avec Allah, tant chez le salik que chez le muhaqqiq ; seulement ce dernier a dans cet état un accroissement d'attributs seigneuriaux (takhalluq rabbanî) que ne connaît pas le salik. Le maqam rattaché à la pratique de la veille est celui de l'Immutabilité ou de la Subsistance par soi (alQayyûmiyya). Il y a parmi les initiés quelques-uns qui contestent qu'il soit possible de réaliser l'Immutabilité comme vérité personnelle (tahaqquq); d'autres contestent qu'il soit possible d'en revêtir les attributs (takhalluq). J'ai rencontré moi-même Abû Abdallâh ben Junaydî qui contestait la possibilité du takhalluq. Quant à nous, nous sommes de l'avis contraire, car les vérités essentielles nous ont instruit que l'Homme Universel (alInsan alKamil) peut être porteur de tout nom de la dignité divine. S'il y a parmi nos hommes quelqu'un qui n'admet pas ce point, c'est par manque de connaissance de ce qu'est l'Homme dans sa vérité essentielle et selon sa constitution; mais si un tel se connaissait soi-même il ne verrait plus aucune difficulté. 

La veille confère la connaissance de l'âme (ma'rifatunnafs).

Tels sont les fondements (arkan) de la Connaissance. Celle-ci accomplit son cycle par l'obtention de quatre connaissances (spécifiques): Allah, l'âme, le Monde et Satan. Lorsque l'homme s'éloigne des créatures ainsi que de sa propre âme, et fait taire en lui la conscience du moi pour laisser place seulement à la connaissance du Seigneur, aussi lorsqu'il se détache de la nourriture corporelle et se maintient en état de veille pendant que les autres sont plongés dans le sommeil, lorsqu'il réunit donc en lui ces quatre résultats, sa nature humaine est transmuée en nature angélique, sa servitude est changée en seigneurie, son intelligence ('aql) est convertie en faculté intuitive (hiss), sa réalité invisible (ghayb) devient manifeste (shahada) ! Alors lorsqu'il quitte son endroit il y laisse un "substitut" (badal) constitué par une substance subtile (haqîqa rûhaniyya) avec laquelle se tiennent en rapport les esprits de l'endroit: quand quelqu'un des humains de cet endroit manifeste un désir vif de la personne absente, cette substance subtile prend forme corporelle (tajassadat) devant ceux-ci. On lui parle et elle leur parle. Ses interlocuteurs s'imaginent qu'ils ont affaire avec l'être véritable alors que celui-ci est loin de là jusqu'à ce qu'il ait terminé ce qu'il avait à faire. Cette substance subtile peut prendre forme corporelle aussi dans le cas où celui auquel elle appartient conçoit lui-même un désir intense de l'endroit quitté ou encore quand il y a entre lui et cet endroit une attache qui intéresse sa force spirituelle (ta'alluqu himmatin). Pareille chose peut arriver même à quelqu'un qui n'est pas Badal ; la différence consiste alors en ceci que le Badal véritable en quittant son lieu sait qu'il y a laissé un"substitut" alors que celui qui n'est pas Badal ne sait rien quoiqu'il en ait laissé un; et l'explication de cette différence réside dans le fait que celui qui n'est pas Badal ne possède pas (pleinement) les quatre fondements mentionnés.
O toi qui aspires aux degrés des Abdâl
Mais qui ne penses pas aux oeuvres requises, 
Ne les convoite pas vainement, tu n'en seras digne 
Qu'en concourrant avec eux par les états ascétiques. 

Fais taire ton coeur, et retire toi au loin, 
Loin de tout ce qui t'éloigne du Seigneur BienAimé! 
Veille etendure la faim. Ainsi tu atteindras leur dignité. 
Et tu seras comme eux, soit en restant chez toi, soit en partant au loin. 

La Maison de la Sainteté a des "angles" bien établis! 
Nos maîtres qui y résident sont des Abdâl. 
Entre Silence, Solitude, Faim et Veille, 
Se dresse le sommet du Pur Transcendant.
Nous demandons à Allah qu'Il nous accorde à nous et à vous la grâce d'accomplir ces règles, et d'accéder aux degrés de la Vertu Parfaite (alIhsân). Certes Il est le Maître généreux. Et louange à Allah le Seigneur des Mondes!

Les secrets du jeûne

Ibn 'Arabî

Les secrets du jeûne
(extraits des Illuminations Mecquoises - Al-Futuhat al-Makkiyat)

Définition du jeûne
Sache -qu'Allâh te secoure !- que le jeune, c'est l'abstinence (imsak) et l'exaltation (rif'a). On dit du jour qu'il "jeûne" (sâma) lorsqu'il culmine. Imru-l-Qays a dit: lorsque le jour s'éloigne et "jeûne", c'est-à-dire lorsqu'il atteint son sommet. Le jeûne a été appelé ainsi parce qu'il s'élève en degré au-dessus de toutes les autres oeuvres d'adoration. Il l'a élevé -gloire à Sa transcendance !- en niant toute ressemblance entre lui et ces oeuvres, ainsi que nous le redirons. En outre, Il l'a retranché de Ses serviteurs et Se l'est rapporté à Lui-même. Il a placé la récompense de celui qui se qualifie par lui dans Sa propre Main et l'a fait Sienne. Il a rattaché le jeûne à Lui-même, en lui niant toute ressemblance !

Le jeûne n'est pas un acte mais l'abandon d'un acte (tark). La négation de toute ressemblance est elle-même un attribut négatif, ce qui renforce l'analogie entre le jeûne et Allâh. Le Très-Haut a dit à Son propre sujet: "Rien ne Lui est semblable" (Cor.42, 11); Il a nié qu'Il puisse avoir un "semblable". Aussi bien l'intellect créé que la Loi sacrée indiquent qu'Il n'a -gloire à Sa transcendance !- aucun semblable. Nasâ'î rapporte cette parole d'Abû Umâma : "Je m'approchai de l'Envoyé d'Allâh -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !- et lui dis: "Donne-moi un ordre que je prendrai directement de toi !" Il répondit ! ""Adonne-toi au jeûne, car il n'a pas de semblable''". Il a nié que puisse lui être comparée une oeuvre quelconque de celles que Dieu a prescrites à Ses serviteurs.

Celui qui sait que le jeûne est un attribut négatif, puisqu'il consiste à s'écarter des choses qui pourraient le rompre, sait avec certitude qu'il n'a pas de semblable : en effet, il n'a pas d'essence propre pouvant revêtir une qualification de réalité (wujud) intelligible pour nous. C'est pourquoi Allâh le Très-Haut a dit aussi: "Le jeûne M'appartient". Il ne s'agit, en réalité, ni d'une oeuvre d'adoration ni d'un acte ('amal). Le mot "acte" comporte, quand on le lui applique, une certaine impropriété, tout comme le terme "existant" (mawjud) appliqué à Dieu tel que le comprend l'Intelligence humaine ; en effet, sa réalité (wujud) tient à Son Essence (dhatu-Hu) et ne peut Lui être attribuée de la même façon qu'à nous.

Le Recueil de Muslim rapporte, d'après Abû Hurayra, cette parole du Prophète -sur lui la Grâce unitive et la Paix divine !- : "Allâh -qu'Il soit glorifié et magnifié !- a dit: "Tout acte du fils d'Adam lui appartient à l'exception du Jeûne, car celui-ci est à Moi et c'est Moi qui en paie le Prix. Le jeûne est un bouclier. Si l'un d'entre vous jeûne un jour, qu'il s'abstienne ce jour-là de propos indécents et de cris. Si quelqu'un l'insulte ou s'en prend à lui, qu il dise: "Je suis un homme qui jeûne, je suis jeûneur". Par Celui qui tient l'âme de Muhammad en Sa Main, en vérité l'haleine qui sort de la bouche du jeûneur sera plus parfumée pour Allâh, au Jour de la Résurrection, que le parfum du musc. Deux joies appartiennent au Jeûneur: quand il rompt son jeûne, il se réjouit de sa rupture (bi-fitri-hi) et quand il rencontre son Seigneur -qu'Il soit glorifié et magnifié !- il se réjouit de son jeûne (bi-sawmi-hi)"."

Sache que le jeûneur rencontre son Seigneur au moyen de la qualification "rien ne Lui est semblable" : d'une part, l'Envoyé a nié toute comparaison possible avec le jeûne -selon le hadîth de Nasâ'î qui a été cité plus haut-, de l'autre (selon ce que le Coran dit de) Dieu, "rien ne Lui est semblable". Il Le voit donc par Lui-même, Dieu est à la fois "Celui qui voit" et "Celui qui est vu". C'est pourquoi il a dit -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !- : "il se réjouit de son jeûne" et non "il se réjouit de la rencontre de son Seigneur" car la joie ne se réjouit pas d'elle-même; elle est ce par quoi l'on se réjouit. Celui dont Dieu est le regard quand il Le voit et Le contemple, ne se voit lui-même (nafsa-Hu) que par Son Regard : la joie du jeûneur tient à son rattachement au degré de la "non-similitude" !

Ici-bas, en revanche, il se réjouit de la rupture (fitr) en accordant son droit à l'âme animale qui, par sa constitution même, y réclame la nourriture. Lorsque le Connaissant voit ce besoin qu'a son âme animale et végétative, qu'il voit avec quelle générosité il lui apporte sa nourriture, et que c'est un droit en sa faveur qu'Allâh lui a mis à charge, il remplit cette fonction en vertu d'une qualité divine; il donne par la Main d'Allah, tout comme c'est par l'Oeil d'Allâh qu'il voit Dieu lorsqu'il Le rencontre. C'est pourquoi il se réjouit de Sa Rupture (3) tout comme il se réjouit de Son Jeûne lorsqu'il rencontre son Seigneur.

Le jeûne est attribué au serviteur qui mérite de ce fait le nom de jeûneur; puis, en dépit de cette attestation, Dieu le lui retire et Se l'attribue à Lui-même en disant: "...à l'exception du jeûne, car celui-ci est à Moi", c'est-à-dire: "l'Attribut as-Samad, qui indique l'indépendance (tanzîh) à l'égard de la nourriture, n'appartient qu'à Moi; si Je te l'attribue, il exprime uniquement un aspect conditionné de la transcendance (tanzih), non la Transcendance absolue qui ne convient qu'à Ma Majesté". C'est Allâh qui est le Prix du jeûne quand le jeûneur retourne vers son Seigneur et le rencontre avec la qualification "rien ne Lui est semblable", c'est-à-dire avec le jeûne. En effet, ne peut voir "Celui à qui rien n'est semblable" que "celui à qui rien n'est semblable" comme l'a précisé Abû Tâlib al-Makkî, l'un des Maîtres des "Gens du Goût initiatique" (ahl adh-Dhawq). "Celui dans le sac duquel Il sera trouvé servira Lui-même de Prix" : comme ce verset s'impose en cette occurrence !

La parole prophétique continue par les mots: "et le jeûne est un bouclier (junna)", c'est-à-dire une protection (wiqaya); comme dans Sa Parole: "Ayez la crainte pieuse d'Allâh", c'est-à-dire prenez-Le comme sauvegarde et soyez également une sauvegarde pour Lui ! Il a conféré au jeûne la même fonction protectrice, celle de "rien ne Lui est semblable", car le jeûne n'a "pas de semblable" parmi les oeuvres d'adoration. Cependant, on ne dit pas à son sujet: "Rien ne lui est semblable" (c'est-à-dire, littéralement: "il n'y a pas, comme son semblable, de chose"). En effet, la "chose" est une réalité archétypale (thubûti) ou actuelle (wujudi) alors que le jeûne est un abandon, c'est-à-dire un concept dépourvu de réalité ('adami) et un attribut purement négatif. On dit donc qu'"il n'a pas de semblable" non qu'"aucune chose ne lui est semblable": telle est la nuance relative à la "non-similitude" selon qu'il s'agit d'un caractère divin ou d'un attribut du jeûne.

Ensuite. le Législateur énonce à l'encontre du jeûneur une interdiction qui marque elle-même un abandon et une qualification négative, en disant: "qu'il s'abstienne de propos indécents et de cris". Il n'a pas ordonné un acte mais interdit que l'on accomplisse certains actes. Comme le jeûne est une abstention, il y a ici une relation significative entre lui et ce qui est ainsi défendu au jeûneur.

Puis, on a ordonné à ce dernier de dire à celui qui l'insulte ou s'en prend à lui: "Je suis jeûneur !", c'est-à-dire "dans un état où j'abandonne cet acte que tu accomplis toi, ô toi qui t'en prends à moi et qu. m'injuries !" Sur l'ordre de son Seigneur, il s'élève (nazzaha) au-dessus de la riposte et annonce qu'il l'abandonne, autrement dit qu'il n'y a chez lui ni insulte ni volonté de combattre.

Il a dit ensuite: "Par Celui qui tient l'âme de Muhammad en Sa Main..." : formule de son serment -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce et Sa Paix !- "... en vérité l'haleine qui sort de la bouche du jeûneur..." c'est-à-dire l'altération de l'odeur de sa bouche qui apparaît uniquement par l'expiration (tanaffus), en l'occurrence celle que le jeûneur vient d'émettre avec cette parole parfumée qu'il a reçu l'ordre de dire: "Je suis jeûneur !" ; cette parole, ainsi que tout souffle émanant du jeûneur, "... sera plus parfumée au Jour de la Résurrection...", "le jour où les hommes seront debout devant le Seigneur des mondes" (Cor.83,6), "... pour Allâh..." : il a employé le Nom synthétique qualifié par tous les Noms divins ; c'est le Nom qui n'a pas de semblable car personne, à l'exception d'Allâh -gloire à Sa transcendance !- ne peut le porter : il correspond donc bien au jeûne qui, lui aussi, n'a pas de semblable ; "... que le parfum du musc" : il s'agit d'une chose réelle que perçoit celui qui la sent et dont jouit celui qui a une nature saine et équilibrée ; cependant, l'haleine du jeuneur est pour Allâh plus parfumée encore. En effet, Il perçoit les odeurs d'une autre manière que celui qui les perçoit au moyen des sens; ce qui est, pour nous, une mauvaise haleine est pour Lui -qu'Il soit exalté !- une odeur plus parfumée que celle du rnusc car elle émane d'un être qui n'a pas de semblable. Une bonne odeur n'est pas l'autre. Celle qui procède du jeûneur découle de sa respiration (tanaffus) alors que celle qui émane du musc ne procède pas de la respiration du musc !

Un événement d'ordre spirituel (waqi'a) m'est arrivé à ce propos. Je me trouvais dans le Haram mekkois, au minaret situé à la Porte al-Hazwara, auprès de Mûsâ b. Muhammad al-Qabbâb qui y faisait l'appel à la prière. Il avait amené avec lui une nourriture dont la mauvaise odeur incommodait tous ceux qui la respiraient. Or, je connaissais l'enseignement prophétique selon lequel "les Anges sont incommodés par ce qui incommode les fils d'Adam" de sorte que le Législateur a interdit que l'on s'approche des mosquées avec des odeurs d'ail, d'oignon et de poireau. Je me couchai donc, bien décidé à dire à cet homme d'ôter cette nourriture de la mosquée à cause des Anges. Dans mon sommeil, je vis le Dieu Très-Haut qui me dit -qu'II soit glorifié et rrtagnifié ! - : "Ne lui parle pas de cette nourriture car son odeur auprès de Nous n'est pas semblable à ce qu'elle est auprès de vous". Au matin, (l'homme) vint auprès de moi suivant son habitude et je lui fis part de ce qui m'était arrivé. Il se mit à pleurer et se prosterna devant à Allâh pour manifester sa gratitude; puis il me dit: "Sidi, malgré cela, le respect des convenances à l'égard de la Loi sacrée est préférable !" Il fit disparaître alors cette nourriture de la mosquée : qu'Allâh lui fasse miséricorde ! Toutes les natures saines, qu'il s'agisse d'hommes ou d'Anges, sont incommodées par une sensation qui ne leur convient pas et fuient les odeurs mauvaises et répugnantes. Allâh est seul à percevoir le Visage divin (wajha-l-Haqq) qu'elles renferment ; certains animaux aussi. qui s'en accommodent, et les hommes dont la nature a une certaine affinité avec celle de ces animaux, mais en aucun cas les Anges. C'est pourquoi il a dit. "par Allâh", car l'homme dont la nature est saine déteste lui aussi l'haleine du jeûneur, tant chez lui-même que chez les autres.
De manière figurée, la Loi sacrée a attribué au jeûne la perfection suprême en rapportant que Dieu lui a réservé dans le Paradis une porte spéciale à laquelle Il a conféré un nom spécial impliquant la perfection. Les jeûneurs y entrent en effet par une porte appelée "ar-Rayyân"; or, ar-rayy occupe, en matière de breuvages, le degré de la perfection. Tant que ce degré n'est pas atteint, il s'agit nécessairement d'autre chose : lorsqu'il l'est, il y a saturation et il n'est plus possible d'absorber quoi que ce soit, qu'il s'agisse ou non d'une terre peuplé d'êtres vivants. Muslim rapporte ce hadîth, transmis par Sahl b. Sa'd : l'Envoyé d'Allâh -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !- a dit : "En vérité, il y a dans le Paradis une porte appelée ar-Rayyan: c'est par elle qu'entreront les jeûneurs au Jour de la Résurrection; personne d'autre n'y entrera avec eux. L'on dira: "où sont les jeûneurs, pour qu'ils entrent par elle ?" Lorsque le dernier d'entre eux sera entré, elle sera fermée et plus personne n'entrera plus par là". Il n'a dit cela pour aucune oeuvre ayant fait l'objet d'un ordre ou d'une défense à l'exception du jeûne. Il a montré clairement, par cette mention d'ar-Rayyan, que les jeûneurs atteignent la perfection dans le domaine des oeuvres d'adoration: ils se sont qualifiés, nous l'avons dit, par ce qui n'a pas de semblable et ce qui n'a pas de semblable est en réalité parfait. Ceux d'entre les Connaissants qui sont "jeûneurs" y entrent (par cette porte) dès maintenant (de manière cachée) et ils y entreront (dans la vie future) d'une manière dont toutes les créatures auront connaissance.


Forme spirituelle du jeûne

Le jeûne appartient (au serviteur) par statut, non par son essence. Allâh Se l'est attribué et en a dépouillé le jeûneur, bien qu'Il lui ait donné l'ordre de jeûner. Il convient donc que le jeûneur regarde vers son Seigneur durant toute la durée de son jeûne afin de réaliser pleinement sa qualification et de ne pas en être diverti. Dieu ne S'attribue le jeûne que s'il est authentique; il ne l'est que dans la forme qu'Allâh a prescrit au jeûneur de réaliser. Si ce dernier ne jeûne pas de la manière qui a été définie par la Loi, il n'est pas jeûneur et, en ce cas, il n'y a pas de jeûne qu'Allâh puisse lui "rendre". ll peut se faire en effet que le jeûneur imagine être tel alors qu'il accomplit pendant le temps de son jeune des actes qui le disqualifient comme la calomnie: en ce cas, il rompt son jeune bien qu'il s'abstienne de manger; pour qu'il retrouve sa qualité de jeûneur, il faut qu'il y ait expiation. Que le jeûneur soit attentif à ce point, car il s'agit de préférer Dieu à soi-même. Il sera récompensé alors à la mesure de Celui qu'il aura préféré, c'est-à-dire Allâh le Très-Haut. Celui qui demeure attentif à son Seigneur, Allah le Très-Haut demeure attentif à lui de sorte qu'il n'a d'autre récompense que Lui : "Celui dans le sac duquel Il a été trouvé, c'est Lui qui en paie le Prix !" (Cor.l2, 75). Or, (le Vase d'or du Roi) est effectivement trouvé dans le sac d'un côté, Dieu est présent dans le "coeur" de Son serviteur croyant et qui se tient avec Lui ; de l'autre, le jeûne se trouve chez Allâh car c'est à Lui qu'il appartient quand il est valide. Le jeûneur cherche alors son sac et on lui dit: "C'est Allâh qui l'a pris !" Allâh devient ainsi Lui-même le Prix (de cet autre rapt) conformément à Sa Parole: "Le jeûne est à Moi, et c'est Moi qui en paie le Prix".


Le jeûne des Connaissants par Allah

Parmi les Saints (awliya'), il y a aussi les jeûneurs et les jeûneuses: qu'Allâh soit satisfait d'eux ! Il les prend en charge (tawalla) au moyen de l'abstinence qui leur donne en héritage une élévation auprès d'Allâh le Très-Haut à l'égard de toute chose dont le Droit divin leur a ordonné d'écarter leurs âmes et leurs membres, de manière obligatoire ou recommandée. Quant à la parole du Très-Haut adressée à cette catégorie "... ensuite parachevez le jeûne jusqu'à la nuit" (Cor.2, 187), elle indique le terme ultime du temps de l'abstinence dans le monde visible ('alam ash-shahada), c'est-à-dire le "jour". En effet, la nuit est véritablement le symbole du mystère (ghayb). Lorsqu'ils atteignent le degré correspondant au monde du mystère représenté par la nuit, l'abstinence n'a plus de raison d'être: qu'il s'agisse de l'âme ou des membres, elle s'applique uniquement à ce qui est interdit dans le monde visible. Le monde du mystère est pur Commandement : il ne s'accompagne d'aucune défense, d'où son nom de "monde du Commandement" ('âlam al-Amr). ll est aussi pur Intellect : ceux qui l'habitent ne sont pas soumis à l'interdiction que comporte l'astreinte car ils sont dépourvus de passions. Ils sont tels qu'Allâh les décrit dans son Livre Incomparable ('aziz), lorsqu'Il les loue en disant : "Ils ne s'opposent pas à ce qu'Allâh leur commande et ils accomplissent ce qui leur est ordonné" (Cor. 66, 6) ; Il n'a mentionné ici aucune interdiction, car cela serait contraire à leur nature véritable. Lorsque l'homme jeûne et passe de sa condition individuelle (bashariyya) au règne de l'Intellect ('aql), cela signifie que son "jour" a été accompli jusqu'au bout et qu'il n'y a plus pour lui ni abstinence ni interdiction; que, par son intellect, il a rejoint le monde du Commandement dont toutes les passions sont absentes car il est lui-même pur Intellect. Considère ici sa parole -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !- : "Lorsque la nuit s'avance par ici, que le jour s'en va par là et que le soleil s'est couché, en vérité le jeûneur a rompu son jeûne". Il faut comprendre en effet : "... et que le soleil a disparu du monde visible pour s'élever à l'horizon de son intellect, le jeûneur a rompu son jeûne", c'est-à-dire: il n'a plus à pratiquer l'abstinence, et la prohibition n'a plus de sens pour lui (irtafa'a) car son intellect ne se nourrit aucunement de ce dont Dieu lui a ordonné de s'abstenir et qui correspond à la satisfaction de sa nature individuelle. Sache-le donc : lorsqu'il atteint ce degré, l'"exaltation" (rif'a) divine le libère du pouvoir de sa nature individuelle tout comme la Théophanie le libère de sa réflexion (fikr) car celle-ci est elle-même soumise au pouvoir de sa nature élémentaire et individuelle; c'est pourquoi l'Ange ne "réfléchit" pas. Si l'homme est doué de faculté réflexive, c'est parce qu'il est composé à la fois d'une nature élémentaire et d'un intellect. Or, I'Intellect est par lui-même un support théophanique; il échappe (irtafa'a) à la bassesse de la réflexion naturelle alors que cette dernière a pour compagne l'imagination qui se nourrit de sensations en provenance du monde sensible. Le poète a dit: Lorsque le servileur s'abstient de tout autre que Lui, le jour "jeûne" et s'éloigne, c'est-à-dire qu'il s'élève et atteint son zénith (irtafa'a). Celui qui par son abstinence, n'atteint pas cette exaltation n'est pas ce jeûneur que nous requérons, celui que nous appelon de ce nom : ce jeûne est, en effet, celui des Connaissant par Allâh, qui sont les Gens d'Allâh.


Jeûne et prière rituelle
L'Envoyé d'Allâh -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !- a dit: "La prière rituelle est une lumière (nurun), l'aumône une preuve, la patience un éclat illumineux (diya'un) et le Coran un argument en ta faveur ou contre toi"...
Allâh -qu'Il soit glorifié et magnifié !- a dit qu'II "s'entretenait" avec celui qui accomplit la prière rituelle. Or, Il est Lumière. Allâh le Très-Haut s'entretient avec lui à partir de Son Nom "la Lumière", à l'exclusion de tout autre. De même que la lumière chasse l'obscurité, de même la prière met fin à toute préoccupation profane. En cela elle se différencie des autres oeuvres car aucune d'elles n'implique l'abandon de tout autre qu'elle-même comme le fait la prière; c'est pourquoi elle est une lumière. Allâh fait savoir a l'orant que lorsqu'Il s'entretient avec lui à partir de Son Nom "la Lumière", Il reste seul avec lui : toute créature disparaît dans la Présence qui accompagne cet Entretien...
Le soleil étant lui-même un "éclat lumineux", il permet à l'être doué de vue sensible de découvrir l'ensemble des choses sur lesquelles son éclat se répand: cette "découverte" (kashf) procède, non de la lumière, mais de son éclat. La lumière n'a d'autre effet que de classer l'obscurité alors que son éclat provoque la découverte et l'intuition. Tout comme l'obscurité, la lumière est un voile. L'Envoyé d'Allâh -sur lui la Grâce ei la Paix !- a dit au sujet de son Seigneur -qu'Il soit exalté !- : La lumière est Son Voile"; il a dit également: "Allâh possède soixante-dix -ou soixante-dix mille- voiles de lumière et de ténèbres" ; lorsqu'on lui demanda -sur lui la Grâce et la Paix !- : "As-tu vu ton Seigneur ?", il répondit : "Lumière ! Comment le verrais-je ?" En même temps, il a déclaré que la "patience", qui correspond au jeûne et au pèlerinage, était un "éclat lumineux". En effet elle éclaircit pour toi ce qui était confus, tout comme l'éclat de la lumière te permet de percevoir les choses.
L'Envoyé d'Allâh -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !- a mentionné une parole de son Seigneur -qu'Il soit exalté !- disant : "Tout acte du flls d'Adam lui appartient à l'exception du jeûne car celui-ci est à Moi et c'est Moi qui en paie le Prix". Il a dit aussi à quelqu'un: "Adonne-toi au jeûne car il n'a pas de semblable". Le jeûne apparaît ainsi comme une qualification "samadânienne" exprimant la transcendance à l'égard de la nécessité de se nourrir propre à la créature. Dès lors que le serviteur désire -conformément à l'exigence de la Loi sacrée énoncée dans la Parole divine : "Le jeûne vous a été prescrit comme il a été prescrit à ceux qui étaient avant vous" (Cor.2, l83)- revêtir une qualification qui n'appartient pas à sa constitution véritable, Allâh lui dit: "Le Jeûne est à Moi" et non pas à toi, c'est-à-dire: "Je suis Moi Celui à qui il ne sied pas de manger et de boire. Puisque c'est en cela que le jeûne consiste et puisque tu t'y introduis du fait que Je te l'ai prescrit "c'est Moi qui en paie le Prix"". C'est donc comme s'Il avait dit: "Et c'est Moi qui en paie le Prix puisque la qualification de transcendance à l'égard de la nourriture et de la boisson M'implique nécessairement ; toi, au contraire, tu t'en revêts alors qu'elle ne correspond pas à ton être véritable et qu'elle ne t'appartient en aucune manière; tu t'en pares dans l'état de jeûne et elle t'introduit auprès de Moi. La "patience" consiste, en effet, à contenir son âme et tu l'as contenue sur Mon Ordre à l'égard de ce qu'implique ta réalité propre en matière de nourriture et de boisson". C'est pourquoi Il a dit encore : "Deux joies appartiennent au jeûneur: l'une, quand il rompt son jeûne...", cette joie concerne uniquement son esprit animal, "... l'autre, quand il rencontre son Seigneur" : cette joie là concerne son "âme parlante" (nafs nâtiqa) et son "noyau seigneurial" (latifa rabbaniyya) car le jeûne amène à la rencontre d'Allâh, c'est-à-dire à la contemplation (mushâhada).

Le jeûne est plus parfait que la prière rituelle car il entraîne la rencontre d'Allâh et Sa contemplation. La prière est un entretien (munâjat), non une contemplation. Elle implique nécessairement un voile; Allâh a dit en effet : "Il n'appartient pas à la créature humaine qu'Allâh lui parle si ce n'est par inspiration ou de derrière un voile" (Cor. 42, 5l). C'est ainsi qu'Allâh a parlé à Moïse et c'est pour cette raison que ce dernier Lui a demandé la Vision. "S'entretenir", c'est échanger des paroles. (C'est pourquoi) Allâh dit : "J'ai partagé la prière rituelle en deux moitiés entre Moi et Mon serviteur et ce qu'il demande est à Mon serviteur ; lorsque le serviteur dit : "Louange à Allâh, le Seigneur des mondes", Allah dit : "Mon serviteur M'a louangé", etc." Le jeûne, en revanche, ne se partage pas. Il appartient (tout entier) à Allâh et nullement au serviteur. Bien plus, le serviteur ne reçoit son "salaire" que par le fait même qu'il appartient à Allâh !
Il y a ici un secret sublime. Nous avons déjà dit que la "contemplation" et l'"entretien" ne sont pas compatibles. En effet, la contemplation provoque perplexité et stupeur (baht) alors que la parole vise à la compréhension : quand une parole se présente à toi, ton attention se porte sur ce qui est dit -peu importe ce dont il s'agit- non sur celui qui parle. Comprends donc le Coran et tu comprendras al-Furqan ! Telle est la différence entre la prière rituelle et le jeûne... Quant à ce que nous avons dit à propos du fait qu'Allâh "paie le Prix" du jeûne par la joie que le jeûneur éprouve au moment où il rencontre son Seigneur, le secret correspondant se trouve dans la Parole divine qui figure dans la Sourate Yusuf : "Celui dans le sac duquel Il sera trouvé servira Lui-même de Prix" (Cor. l2, 75).

"Et certes le dhikr d'Allâh est plus grand !" Quelle que soit l'oeuvre d'adoration pratiquée par le serviteur, lorsqu'elle comporte le dhikr d'Allâh celui-ci est nécessairement "plus grand" que les actes et les paroles que cette oeuvre comprend par ailleurs. Le Très-Haut a dit en effet: "La prière rituelle écarte la turpitude et ce qui est blâmable; cependant le dhikr d'Allâh est plus grand" (Cor.29, 45), c'est-à-dire: celui qui est pratiqué dans la prière est "plus grand" que les divers actes que celle-ci comporte. Si tu pratiques le dhikr d'Allâh quand tu accomplis la prière, Il est ton Compagnon (jalis) dans cette oeuvre, Lui qui a dit qu'Il était "le Compagnon de celui qui Le mentionne (dhakara-Hu)" ; or, s'Il est ton Compagnon, ou bien tu es doué de la Vue divine et tu Le contemples (directement), ou bien tu ne possèdes pas ce don et tu Le contemples par la Foi dans le fait qu'"II te voit".
De même qu'Allâh ne parle à Sa créature que "de derrière un voile" (Cor.42, 5l) -et le voile n'est autre que Sa Parole même !- de même, tu ne peux, toi, lui parler, te mentionner toi-même ou mentionner un autre, que de derrière un voile ; il ne peut en être autrement. En effet, la contemplation rend stupide et muet. Celui qui pratique le dhikr est nécessairement aveugle, même si Dieu est son Compagnon : ce qui le rend aveugle, c'est son dhikr ! Dieu, pour tout pratiquant du dhikr, est un "Compagnon invisible" (jalisu ghaybin) ! Seul réunit la contemplation (mushâhada) et la parole (kalam) celui qui est sous l'emprise d'une contemplation imaginaire de son Seigneur, indiquée par la parole "comme si tu Le voyais" car c'est là une présence qui se manifeste dans l'imagination : dans cet état, le "compagnon" est semblable à toi, ce n'est pas Celui "à qui rien n'est semblable". Tel était l'état de Shihâb b. Akhî al-Najîb -qu'Allâh lui fasse miséricorde !- d'après cette parole de lui qui m'a été communiquée de manière sûre : "l'homme peut réunir la contemplation et la parole". Qu'est donc un tel goût initiatique en comparaison de celui du "Réalisé Certificateur" (muhaqqiq) Abû-l-'Abbâs as-Sayyârî, qui fait partie des hommes mentionnés dans la Risala de Qushayrî ? Il a dit en effet: "l'être doué d'intellect n'a jamais tiré aucune jouissance de la contemplation car la contemplation de Dieu est une extinction ; elle ne comporte aucune jouissance". Qu'est donc un tel goût initiatique en comparaison de celui de Shihâb ! Comprends donc, car c'est un point où se trompent même les Gens d'Allâh qui ont obtenu les plus grands degrés de réalisation ; que dire de ceux qui leur sont inférieurs !


Le mois de Ramadan
Muslim rapporte, d'après Abû Hurayra, ce hadîth de l'Envoyé d'Allâh -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !- : "Lorsque Ramadan arrive, les portes du Paraids sont largement ouvertes et celles du Feu hermétiquement fermées tandis que les démons sont enchaînées". Nasâ'î ajoute dans son recueil " et chaque nuit une voix retentit: "toi qui recherches le bien, profites-en et toi qui recherches le mal, abstiens-toi ! "" --; c'est ce que rapporte Nasâ'î d'après 'Arjafa, qui le tenait d'un Compagnon du Prophète -sur lui la Grâce et la Paix divines !- qui le tenait lui-même de ce dernier.

L'arrivée de " Ramadan " étant la cause du début du jeûne, Allâh ouvre les portes du Paradis. Le Paradis, c'est le voile (sitr). Le jeûne relève des oeuvres qu'Allâh le Très-Haut est seul à connaître car il consiste dans l'abandon d'un acte (tark). Il ne s'agit pas d'un acte existencié (wujudi) apparaissant aux regards et pouvant être accompli par les membres du corps : le jeûne est voilé pour tout autre qu'Allâh. Allâh le Très-Haut est seul à connaître sa présence chez le jeûneur. Le jeûneur est celui qui est appelé tel par la Loi sacrée, non celui qui a faim.

Et Allâh "ferme hermétiquement les portes du Feu" : ce dernier se retourne alors contre lui-même, sa chaleur redouble, ses brasiers se dévorent l'un l'autre. De même pour le jeûneur: lorsqu'il jeûne, les portes du feu de sa modalité naturelle (tabi'a) sont fermées. Le jeûne engendre alors une chaleur nouvelle du fait de l'absence de facteurs rafraîchissants. Le jeûneur en éprouve une souffrance intérieure; son désir redouble d'atteindre des nourritures dont il imagine qu'elles lui apporteraient un réconfort. Le feu de son désir s'intensifie par la fermeture de la porte qui lui permettrait d'obtenir nourriture et boisson.

"Et les démons sont enchaînés", c'est-à-dire l'éloignement. Le jeûneur est proche d'Allah par la qualité "samadanienne" ; s'adonnant à une oeuvre d'adoration qui "n'a pas de semblable", il se rend proche de Celui qui est qualifié par "rien ne Lui est semblable". Or, pour celui qui possède cette qualification, les démons sont enchaînés. En effet, selon une donnée traditionnelle (khabar) -: "Les démons circulent chez les Fils d'Adam "comme le sang". Empêchez-les de circuler par la faim et la soif" ; celles-ci aident l'homme à résister à ce que le démon veut de lui : qu'il agisse à sa guise et de manière excessive, au-delà de ce qui est admis par la Loi.

Sache encore -qu'Allâh t'enseigne ainsi une Science et te donne en toute chose une sagesse et un pouvoir (hikmatan wa-hukman)- que " Ramadan " est un des Noms d'Allâh le Très-Haut: il s'agit d'as-Samad. Une tradition prophétique mentionne ce point Ahmad b. 'Adiyyin al-Jurjânî rapporte un hadîth véritable (najîh) transmis par Abû Ma'shar d'après Sa'îd al-Muqbirî, qui le tenait de Abû Hurayra, selon lequel l'Envoyé d'Allâh -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !- a dit: "Ne dites pas "Ramadan" car Ramadan est un des Noms d'Allâh le Très-Haut"-. En dépit de la faiblesse résultant de la présence, dans cette chaîne de transmission, de Abû Ma'shar, les savants spécialisés disent que ce hadîth doit être retenu comme authentique et qu'il convient de le prendre en considération : qu'Allâh soit satisfait d'eux ! C'est pourquoi Allâh le Très-Haut dit : "le mois de Ramadan" (Cor.2, 185) et non pas simplement " Ramadan " ; et encore : "Celui d'entre vous qui a la vision du mois, qu'il le jeûne" (Cor.2, 185) et non pas "la vision du Ramadan". Le hadîth de Abû Ma'shar se trouve ainsi confirmé puisqu'à la parole des savants selon laquelle il doit être retenu en dépit de sa faiblesse s'ajoute l'appui du Coran.

Allâh a rendu le jeûne "qui n'a pas de semblable" obligatoire de façon inconditionnelle uniquement en ce mois auquel Il a -gloire à Sa Transcendance !- donné un de Ses Noms. Dès lors, ce mois n'a lui-même pas de semblable car aucun mois de l'année ne porte un des Noms dont Allâh S'est appelé Lui-même à l'exception du " Ramadan " ; il s'agit d'un nom d'élection, appliqué à un mois bien déterminé. Tel n'est pas le cas de Rajab en dépit du fait que le Prophète -sur lui la Grâce et la Paix divines !- a dit de lui qu'il était "le mois sacré d'Allâh" (shahr Allâh al-muharram), car tous les mois sont en réalité des mois d'Allâh : la qualification particulière de Rajab tient uniquement au fait qu'il s'agit d'un des mois sacrés.

Enfin, Allâh le Très-Haut a révélé le Coran en ce mois au cours de la meilleure des nuits, appelée la "Nuit de la Valeur" ; Il l'a révélé "comme une guidance pour les hommes " (Il a révélé aussi) des indications évidentes tirées de la guidance et le Livre discriminateur" (Cor. 2,185) en tant qu'Il est " Ramadan " ; en revanche, en tant qu'Il est "Nuit de la Valeur", Il l'a révélé comme "un Livre explicite", c'est-à-dire qu'Il a rendu explicite qu'il s'agit d'un Livre. Entre le fait d'être un Livre, un Coran ou un Discriminateur (Furqan), il y a des degrés bien distincts que connaissent les Savants par Allâh.

Si l'Envoyé d'Allâh -sur lui la Grâce et la Paix !- a défendu de dire " Ramadan ", c'est à cause de la Parole "rien ne Lui est semblable". En effet, si l'on appelait (le mois du jeûne) " Ramadan ", Allâh aurait un semblable sous le rapport de ce Nom. Le terme "mois" est ajouté pour nier l'existence d'une similitude plus précisément en ce qui concerne l'"ordre mensuel", de sorte que "rien ne Lui est semblable" demeure, à ce point de vue aussi, au degré qui est le sien.

Allâh a rendu le jeûne de ce mois obligatoire et ses veilles recommandées : il comporte un état de jeûne (sawm) et un état de rupture de jeûne (fitr) car il comprend la nuit aussi bien que le jour. Le Nom "Ramadan" s'applique au mois dans ces deux états et demeure ainsi bien distinct de "Ramadan" en tant que Nom d'Allâh le Très-Haut : le jeûne qui appartient à Allâh n'implique aucune rupture, à la différence du nôtre qui prend fin à une limite temporelle correspondant à la disparition du jour, à l'arrivée de la nuit et au coucher du soleil. Le jeûne ne s'applique pas à Dieu de la même manière qu'aux créatures.

Il a recommandé la veille de ses nuits en vue de Sa manifestation théophanique (tajalli), "le jour où les hommes seront debout (yaqumu) devant le Seigneur des mondes" (Cor. 93, 6). Bien que cette manifestation s'opère pour Allâh en toute nuit de l'année, elle n'est pas comparable en Ramadân, à un moment où les jeûneurs ont rompu leur jeûne, à ce qu'elle est à l'égard de ceux qui mangent sans avoir jeûné : pour les premiers, il y a rupture à la suite d'un "abandon" prescrit par la Loi et décrit comme " n'ayant pas de semblable" ; quant aux seconds, ils ne sont pas désignés comme ceux "qui ont rompu le jeûne (muftir) mais comme ceux "qui mangent" (akil). Pour le jeûneur, la rupture est une ouverture (shaqq) de ses entrailles par la nourriture ; il les ouvre en y faisant circuler nourriture et boisson après qu'elles ont été "bouchées" par on jeûne, conformément à sa parole -sur lui la Grâce et la Paix !- "empêchez leur circulation par la faim et la soif".

La veille a lieu la nuit car elle résulte d'une force qui habite le veilleur et qui a son origine dans la nourriture. Il y a ici une corrélation avec l'invisible (ghayb): la force qui résulte de la nourriture est invisible car c'est un conséquence qui échappe à l'ordre sensible. Le Ramadan comporte donc le jeûne aussi bien que la rupture, la veille aussi bien que son contraire ; c'est pourquoi il est dit dan une tradition prophétique "Qu'aucun d'entre vous ne dise : j'ai veillé le Ramadan tout entier ou je l'ai jeûné ". Celui qui rapporte cette donnée ajoute: "Je ne sais s'il a réprouvé par là toute forme d'excès (tazkiya) ou s'il a voulu dire simplement qu'on ne peut échapper à un certain sommeil ou assoupissement", l'exclusion s'appliquant alors uniquement à la veille de la nuit, non au jeûne du jour. Ce hadîth est rapporté par Abû Dâwûd d'après Abû Bakr qui le tenait de l'Envoyé d'Allâh -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! Du reste, la rupture (fitr) correspond ici uniquement à la disparition (du jour), à l'arrivée (de la nuit) et au coucher (du soleil), peu importe que le jeûneur se mette alors à manger où non.


Commentaire des versets relatifs au jeûne du mois de Ramadan
Ah ! Si l'homme pouvait entrevoir la Station depuis laquelle le Très-Haut le convoque au jeûne lorsqu'il dit: "O vous qui croyez", et que c'est lui seul qui est ainsi convié par cet appel collectif. L'Envoyé d'Allâh -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !- a dit en effet : "Il y a une aumône à charge de chacune de vos phalanges" ; il a établi par là une astreinte collective dans le chef d'un seul homme. S'il en est ainsi même pour ses veines (et les parties cachées de son corps) a fortiori en sera-t-il ainsi pour ses membres (et ses facultés) extérieurs: son ouïe, sa vue, sa langue, sa main, son ventre, son pied, son organe génital et son coeur, qui sont les principales composantes de son apparence. Tout membre est en réalité convié à un jeûne qui lui est propre et à une abstinence à l'égard de ce qui lui est interdit par Sa Parole: " le jeûne vous a été prescrit", de sorte qu'il ne peut plus agir à sa guise. Allâh te convoque donc en ta qualité de croyant à partir de la Station de la Sagesse universelle pour que tu t'appliques à faire ce qu'Il demande avec la science de ce qu'Il veut de toi dans cette oeuvre d'adoration (qu'est le jeûne); c'est pourquoi Il dit "le jeûne vous a été prescrit", c'est-à-dire l'abstinence de tout ce dont l'accomplissement ou le non-accomplissement vous a été interdit "comme il a été prescrit à ceux qui étaient avant vous" c'est-à-dire le jeûne comme tel, bien qu'il puisse s'agir aussi du jeûne du Ramadan proprement dit, comme le croient certains, compte tenu du fait que "ceux qui étaient avant vous " d'entre les Gens du Livre en ont augmenté la durée jusqu'à l'étendre à cinquante jours : c'est là une des choses qu'ils ont altérées. "Comme il a été prescrit", c'est-à-dire rendu obligatoire, "à ceux qui étaient avant vous" : ceux qui vous ont précédé dans ce statut (de jeûneurs), alors que vous êtes venus après eux. "...peut-être aurez-vous la crainte pieuse", c'est-à-dire prendrez-vous le jeûne comme une protection ; en effet, le Prophète -sur lui la Grâce et la Paix !- nous a appris que "le jeûne est un bouclier" : c'est là la protection dont il est question dans ce verset. Vous ne le prenez comme protection que si vous en faites une oeuvre d'adoration; le jeûne appartient à Dieu par sa transcendance mais, en tant qu'oeuvre d'adoration, il est pour le serviteur un bouclier et une protection qui l'empêche d'émettre la moindre prétention à l'égard de ce qui appartient à Allâh et non à lui-même: n'ayant pas de semblable, le jeûne appartient à Celui "qui n'a pas de semblable" ; c'est à Allâh, et non à toi-même, que le jeûne appartient.

Il a dit ensuite: "des jours comptés" ; "jours" vise sans aucun doute la première mention du terme kutiba ("a été prescrit") car nous ignorons ce qui a été prescrit à ceux qui étaient avant nous : leur a-t-il été prescrit un seul jour -c'est le cas de Ashûrâ- ou plusieurs (ayyâm) ? Ce qui nous été prescrit à nous, c'est le jeûne d'un mois, et le mois ne peut compter que vingt-neuf ou trente jours, d'après le compte découlant de notre vision du croissant (hilal). Or, (la forme du mot) " ayyâm " s'applique exclusivement aux nombres de 3 à 10. La lettre du Coran concorde donc parfaitement avec ce que nous a enseigné l'Envoyé d'Allâh -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !- au sujet du nombre de jours du mois (de Ramadan) ; il a dit en effet : "le mois est comme ceci ", faisant un geste de la main signifiant " dix jours " ; puis il a ajouté : "et comme ceci", c'est-à-dire encore dix jours, "et comme ceci", en laissant cette fois un pouce fermé, c'est-à-dire neuf jours. Si, la seconde fois, il n'a pas fermé son pouce, c'est pour signifier à nouveau dix jours. En effet, le Très-Haut avait dit "des jours comptés" ; le Législateur compta donc les jours du mois par dizaines de manière à ne pas invalider la mention (coranique) des "ayyam", en conformité avec la Parole d'Allâh le Très-Haut. Il a agi ainsi autrement qu'il l'avait fait avec Aïcha à propos de l'annulation du mariage (al-ilâ); il avait dit alors : "il se peut que le mois soit de vingt-neuf jours"-, et non "comme ceci et comme cela", comme il le fit pour le mois de Ramadan. Ceci confirme qu'il a voulu s'exprimer en conformité avec ce que le Très-Haut avait mentionné dans son Livre.

Il a dit ensuite : "Quant à celui d'entre vous qui est malade ou en voyage, (qu'il jeûne) un nombre d'autres jours (ayyamin)". Ici encore, Il a mentionné des "jours", tout en faisant allusion par (les mots) "d'entre vous" à ceux auxquels s'adressait Son exhortation, c'est-à-dire ceux qui croient ; "malade", c'est-à-dire empêché par Dieu ; "ou en voyage" : ce sont les Gens du cheminement initiatique (suluk) dans la Voie d'Allâh, les Stations (maqâmat) et les états spirituels (ahwal). Le terme "safar" a son origine dans l'"isfa ", terme qui contient l'idée de rendre visible, manifeste (zuhur). Il sert à désigner le voyage parce que celui-ci dévoile le caractère des hommes. Ce que la "Station" et l'"état" dévoilent aux initiés dans ce cheminement, c'est que l'action ne leur appartient pas, bien qu'ils l'accomplissent. Allâh est Lui le seul Agent ('âmil) en eux; c'est Sa Parole : "Tu n'as pas lancé quand tu as lancé, mais Allâh a lancé" (Cor. 8, 17) ; "un nombre d'autres jours", c'est-à-dire dans "le temps voilé" (fi waqt al-hijâb): ils sont "autre" pour que l'astreinte légale puisse trouver un support temporel qui les rende obligatoires : cette question a été abordée précédemment ; tu n'as qu'à te référer à ce que nous avons écrit.

Il a dit ensuite: "et, à charge de ceux qui ont la capacité de jeûner, une compensation : la nourriture d'un pauvre. Celui qui, usant de sa liberté, accomplit un bien, cela est un bien pour lui et que vous jeûniez est un bien pour vous : si vous saviez ! ", c'est-à-dire : celui qui a la capacité de jeûner, Nous lui avons donné le choix entre le jeûne et la nourriture (d'un pauvre): (le Très-Haut) est donc passé, pour ce qui concerne celui qui est soumis à l'astreinte, d'un statut d'obligation déterminée à un statut d'obligation indéterminée, bien que le choix (du serviteur) soit limité. Allâh savait bien comment il se comporterait ! C'est pour cela qu'Il lui a laissé le choix: aucun des deux termes (de l'alternative) n'étant obligatoire par lui-même, celui que (le serviteur) aura choisi l'aura été en vertu d'un libre-choix puisqu'il aurait pu tout aussi bien choisir l'autre. Cependant Allâh a rendu le jeûne préférable car il Lui appartient, de sorte que (l'homme) réalise l'Attribut de "jeûne" qui, parmi les modes d'adoration, "n'a pas de semblable". Si tu rétorques que le fait de nourrir est également un Attribut divin car Il est "Celui qui donne la nourriture", nous répondons que cette idée eut été effectivement possible s'Il n'avait joint faculté de nourrir (un pauvre) à l'idée de compensation en rattachant (grammaticalement, dans le texte coranique) la première à la seconde. (Il s'est donc exprimé) comme celui qui est soumis à l'astreinte avait l'obligation de jeûner ! Or, tant selon les convenances que selon la réalisation véritable, rien n'est obligatoire pour Allâh, à l'exception de ce qu'Il S'est rendu obligatoire à Lui-même: celui qui est soumis à un statut d'obligation en est en effet le prisonnier et demeure sous sa puissance ! Ici, la compensation a été précisée : c'est le fait de nourrir. Allâh a donc eu en vue le jeûne et l'a établi comme un bien pour toi car s'agit d'un Attribut qui lui est propre. Ne vois-tu pas qu'Il a dit aussi : " Et Nous l'avons exonéré au moyen d'une victime sublime" (Cor.37, 107) : de l'emprise de la mort. " Si vous saviez " : sans doute, la particule in a-t-elle ici un sens de négation ; c'est-à-dire: "vous ne sauriez pas que le jeûne est meilleur que le fait de nourrir si Je ne vous l'avais pas appris". Il se peut aussi que le sens soit : "Si vous cherchez à savoir le meilleur terme du choix que Je vous ai laissé, Je vous l'apprends", c'est-à-dire les rangs respectifs du jeûne et du fait de nourrir.

Il a dit ensuite: "Le mois de Ramadan ", de ce Nom divin qui est " Ramadan ", mois qu'Il a relié à Allâh le Très-Haut à partir de Son Nom "Ramadan ", Nom étrange et singulier ; "dans lequel le Coran a été révélé ", c'est-à-dire : le Coran est descendu par le jeûne de ce mois précis à l'exclusion de tout autre ; "comme une guidance". Le Coran, c'est la synthèse (jam'). C'est pourquoi Il t'a uni à Lui dans l'Attribut de " samadâniyya " qui est le jeûne ; par sa transcendance, celui-ci appartient à Allâh qui a dit : "le jeûne est à Moi " ; en revanche, en tant qu'oeuvre d'adoration, c'est à toi qu'il appartient. "Comme une guidance " : c'est-à-dire un exposé évident ; " pour les hommes " : à la mesure de leur capacité et de la compréhension qui leur a été donnée car chacun en possède, dans cette oeuvre d'adoration, une certaine part (shurban). "et des indications évidentes (bayyinât)" : tout être a une évidence qui lui est propre, à la mesure de sa compréhension du Discours divin ; "tirées de la Guidance", qui est l'Éclaircissement (total: tibyân) divin, "ainsi que la Discrimination (Furqân)" : après t'avoir uni à Lui par le "Coran", Il te "discrimine", afin que tu te distingues de Lui au moyen du "Livre discriminateur", car si tu es "toi, toi", Il est "Lui, Lui" en application de ce qui a été dit, à savoir que tu fais usage d'une chose qui Lui appartient et qui est le jeûne ; celui-ci lui appartient du point de vue de sa transcendance alors qu'il est à toi en tant qu'oeuvre qui n'a pas de semblable ; le Seigneur est ainsi distingué du serviteur, après qu'ils ont été associés tous deux dans le nom de "jeûne".

"Celui d'entre vous qui a la vision du mois, qu'il le jeûne", c'est-à-dire: celui d'entre vous qui se trouve avoir une réputation auprès du commun des gens, qu'il jeûne à cet égard ; qu'il restreigne son âme dans cette notoriété, qu'il la domine au moyen de l'abaissement et la dépendance de sorte que sa joie soit intense au moment de la rupture.

"Celui qui est malade", en état de déséquilibre (mâ'ilan), car la maladie est un déséquilibre, ou d'emprisonnement, car le malade est le prisonnier de Dieu, "ou en voyage", cheminant parmi les Noms divins pour connaître le " goût initiatique " (dhawq), ou encore allant de Lui vers les créatures, "qu'il jeûne un nombre d'autres jours" : des jours comptés, sans en ajouter sans en retrancher. "...Allâh veut pour vous la facilité (yusra)..." en vous exhortant à la douceur dans l'accomplissement de l'astreinte légale , "et il ne veut pas pour vous la difficulté" c'est-à-dire ce qui vous est pénible, confirmant par là cette autre Parole : "Il n'a pas mis de gêne à votre charge dans la Religion". En outre, Il déterminé ici al-yusra au moyen de l'alif et du lâm, faisant allusion ainsi à la " facilité " mentionnée, cette fois en mode indéterminé, dans la Sourate " N'avons-nous pas ouvert ta poitrine " -; c'est-à-dire : telle est la facilité que Je veux de vous, celle de la Parole: "En vérité, avec la difficulté, il y a une facilité (yusran)...", ce qui veut dire: dans la difficulté de la maladie, il y a la facilité de ne pas jeûner; puis: "En vérité, avec la difficulté, il y a une facilité (yusran)" ce qui veut dire: dans la difficulté du voyage il y a également la facilité de ne pas jeûner ; "Puis, quant tu en auras terminé" avec la maladie et le voyage " établis " ton âme dans l'oeuvre d'adoration qu'est le jeûne, c'est-à-dire "accomplis-le !" -; "... et dirige-toi ardemment vers ton Seigneur" pour demander Son aide. Notre Maître Abû Madyan -qu'Allâh lui fasse miséricorde !- disait à propos de ce verset : "quand tu en auras terminé avec les créatures, fixe (ou établis) ton coeur dans la contemplation du Tout-Miséricordieux et dirige-toi ardemment vers ton Seigneur pour toujours ; c'est-à-dire, quand tu entres dans une oeuvre d'adoration, n'entretiens pas ton âme du moment d'en sortir en disant: " Ah ! Si seulement elle pouvait déjà être terminée ! "

" ... et achevez le nombre (prescrit)" : par la vision du croissant ou l'achèvement des trente jours ; "et magnifiez Allâh" : témoignez de Sa Grandeur et qu'elle Lui appartient à Lui seul ; ne la Lui disputez pas, car elle ne convient qu'à Lui : gloire à Sa Transcendance ! Magnifiez-Le par rapport à toute qualification de facilité ou de difficulté, car Il a dit à propos du renouvellement : "et cela Lui est très facile". Il sait parfaitement ce qu'Il dit ; prends garde à tes interprétations car tu aurais à en répondre: magnifie-Le par rapport à ces dernières ! "pour vous avoir guidés", c'est-à-dire vous avoir donné la réussite dans l'accomplissement de Ses prescriptions et vous avoir montré clairement votre part de ce qui Lui revient : qu'Il soit exalté ! "peut-être serez-vous reconnaissants" --: Il a fait de tout cela une grâce dont nous devons Le remercier ; nous pouvons en effet toujours recevoir davantage, ce qui est la preuve la plus évidente de notre état de "manque". La reconnaissance (shukr) est un Attribut divin car "Allâh est Reconnaissant, Savant" (Cor.4, 147). Par cet Attribut, par le fait qu'Il est Lui-même Reconnaissant, Il nous demande toujours davantage; Il a dit en effet : "Et si vous êtes reconnaissants, je vous donnerai un surcroît" (Cor.14, 7) ; Il nous a indiqué ainsi ce que nous assure la reconnaissance, afin que nous accroissions nous-mêmes nos oeuvres !

"Et si Mes serviteurs t'interrogent à Mon sujet", du fait que tu es le "gardien de la porte", "en vérité, Je suis Proche" en ce que Nous avons de commun avec eux : la reconnaissance et le jeûne qui "M'appartient". Nous leur avons ordonné de jeûner tout en leur faisant savoir que c'est à Nous, et non à eux, qu'il appartient. Celui qui s'en revêt revêt une chose qui Nous est propre (khass) et fait partie des Gens de l'Élection (ahl al-ikhtisas), tout comme -"les Gens du Coran sont les Gens d'Allâh et Son Elite (khassatu-Hu)" ; "Je réponds à l'appel de celui qui appelle" selon une vision subtile (basira), "lorsqu'il M'appelle" c'est-à-dire : de même que Nous t'avons fait appeler les hommes "à Allâh selon une vision subtile (basira)", de même Nous donnons à celui qui Nous appelle à lui une vision subtile du fait que Nous lui répondons, du moins tant qu'il ne dit pas : "Il ne me répond pas !" ; "qu'ils répondent à Mon Appel (fa-l-yastajibu ly)"-, c'est-à-dire quand Je les appelle à Mon obéissance et à Mon adoration, car "Je n'ai créé les Jinns et les Hommes que pour qu'ils M'adorent" (Cor.51, 56) ; Je les convoque par la bouche de Mes Envoyés ainsi que dans les Livres révélés avec lesquels Je les ai envoyés vers eux. (Allâh) a renforcé le terme istijâba par le sîn car Il connaissait notre refus et notre répugnance à Lui répondre. "pour Moi (ly)", c'est-à-dire : à cause de Moi (seul) ; ne faites pas cela dans l'espoir d'obtenir ce qui est auprès de Moi), car vous seriez alors les serviteurs de Ma Grâce, non Mes serviteurs à Moi. Ils sont en effet Mes serviteurs "bon gré, mal gré" (Cor. 13, 15); ils ne peuvent se sortir de là ! "et qu'ils croient en Moi" : qu'ils aient foi en la réponse que Je leur donne quand ils M'appellent; qu'ils aient foi en Moi, non en eux-mêmes. Celui qui a foi en lui-même et non en Allâh, sa foi ne comporte pas ce qui Me revient ; au contraire, si c'est en Moi qu'il croit, il fait parfaitement ce qu'il doit et donne à toute chose son droit : c'est celui qui a foi dans les données traditionnelles dans leur ensemble, alors que celui qui a foi en lui-même croit uniquement dans les preuves dont il dispose. Ce en quoi J'ordonne d'avoir foi contredit les preuves rationnelles et oscille entre l'analogie (tashbih) et la transcendance (tanzîh). Celui qui a foi en lui-même croit en certaines choses et non en d'autres ; il ne les repousse pas mais les interprète (ta'wilan). Celui qui interprète a foi en sa raison ('aql) et non en Moi. Celui qui prétend dans son for intérieur être plus savant que Moi-même à Mon propre sujet ne Me connaît pas et ne croit pas en Moi ; c'est un serviteur qui Me déclare menteur dans ce que Je Me suis attribué à Moi-même, et que J'ai exprimé de la meilleure manière. Lorsqu'on l'interpelle, il répond : j'ai voulu respecter la transcendance. En réalité, son attitude procède de la ruse de l'âme, de la conscience qu'elle a de sa propre valeur ('izza), de sa volonté d'indépendance, de son refus de se conformer. "peut-être seront-ils bien dirigés"--, c'est-à-dire : suivront-ils le bon chemin (rushd) comme le font ceux qui réussissent, ceux qui le suivent dès qu'ils l'aperçoivent. (Dieu) les conduit ainsi à la félicité éternelle : elle est la réponse de Dieu lorsqu'ils L'appellent, ainsi que le terme de leur route qui réjouit leurs âmes en leur rendant permis ce qui leur avait été interdit durant le jeûne, depuis le début du jour jusqu'à sa fin.

Il a dit ensuite: "Il vous a permis la nuit du jeûne", c'est-à-dire la nuit à laquelle aboutit votre jeûne, non celle au matin de laquelle vous êtes en état de jeûne car il s'agit là d'une particularité qui vous accompagne jusqu'à la nuit de la Fête et de la Rupture du jeûne ('Id al-Fitr). Si la "nuit du jeûne" évoquée dans ce verset se rapportait au jour suivant, elle ne concernerait pas la nuit de la Fête puisqu'au matin du jour qui suit vous ne jeûnez pas et que, si vous jeûniez, vous seriez désobéissants. En revanche, cette particularité n'a pas de sens pour la première nuit de Ramadan puisque la nourriture et les autres choses interdites (durant le jeûne) demeurent permise qu'il n'y a donc là aucun changement de statut: c'est pourquoi, nous attribuons la nuit dont il s'agit au jour qui précède ; "ar-rafatha"-, c'est-à-dire l'union sexuelle (jima') "avec vos femmes (ila nisa'i-kum)" Il a employé le terme nisa' -Il n'a pas dit "vos épouses" ou quelque chose d'approchant- car ce terme contient une idée de "retardement" : en effet, la possibilité (hukm) l'union sexuelle a été " retardée " pendant le temps du jeûne jusqu'à la nuit ; quand celle-ci vient, l'interdit prend fin. C'est donc comme s'II disait "jusqu'à ce (que devienne possible ce) qui a été retardé pour vous et pour elles", qu'il s'agisse de vos épouses ou de vos concubines, moins de celles avec lesquelles l'union sexuelle est permise ; "elles sont un vêtement pour vous et vous êtes un vêtement pour elles", c'est-à-dire qu'il y a entre vous une corrélation (munasaba) véritable, ce qui n'est pas le pour ce dont Nous vous avons revêtus dans votre jeûne quand vous vous êtes qualifiés au moyen d'un attribut qui "M'appartient " et qui est le jeûne: vous n'êtes pas un vêtement pour Moi dans Ma Parole : "le coeur de Mon serviteur Me contient" et Je ne suis pas un vêtement pour vous dans Ma Parole : Allâh "entoure toute chose" (Cor.41, 45) car le vêtement entoure ce qu'il couvre et le cache. "... Allâh savait que vous vous étiez fait tort à vous-mêmes..." à cause du témoignage que J'ai pu porter contre vous du fait que vous avez accepté le "Dépôt de Confiance" quand Je vous l'ai proposé ; J'avais dit alors de celui qui l'avait accepté "En vérité, il est très injuste et très ignorant" : "très injuste" à l'égard de son âme car il a mis à sa charge une chose dont il ignorait, au moment de son acceptation, ce que comportait la Science d'Allâh qui lui correspondait ; et " très ignorant " de la valeur réelle de ce Dépôt et du blâme qu'encourrait celui qui le trahirait. Comme le " très ignorant " est aveugle, qu'il ne sait trouver sa route, ni où ni comment poser le pied, Il a dit : " Allâh savait que vous vous étiez-- fait tort à vous-mêmes" du fait des prohibitions dont vous étiez devenus l'objet; "Il vous a cependant rendu Sa Grâce", c'est-à-dire qu'Il est revenu (taba) vers vous. "... Il vous a exempté...", c'est-à-dire, par le peu qu'Il vous a rendu licite durant le temps de la rupture de l'interdit, qui est la nuit. Nous disons "le peu " puisque l'interdiction des relations sexuelles subsiste sans conteste pour celui qui fait retraite dans une mosquée -ailleurs les avis sont partagés- et aussi pour celui qui pratique le jeûne continu (al-muwasil); "à présent approchez-vous donc d'elles", c'est-à-dire durant le temps du Ramadan où le jeûne est rompu, " et aspirez à ce que Allâh vous prescrit" : recherchez ce qu'Allâh vous a enjoint par égard pour vous, prenez connaissance de tout ce qu'II a mentionné dans ce verset et oeuvrez en conséquence; " ... mangez et buvez...": Il t'ordonne de donner à ton âme le droit qui lui revient, et qui est à ta charge, pour ce qui concerne le manger et le boire "jusqu'à ce que devienne évidente pour vous (la distinction) du fil noir..." qui est le recul de la nuit " ... par (l'apparition) de l'aube..." : l'irruption de la clarté à l'horizon.

"Et ensuite, achevez complètement le jeûne jusqu'à la nuit. Et n'approchez pas de vos femmes alors que vous faites retraite dans les mosquées" : l'interdiction de l'union sexuelle subsiste en ce cas ; de même celle qui concerne le manger et le boire dans le cas de celui qui désire pratiquer le jeûne continu (wisal). Il a dit en effet -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !- : "Que celui qui pratique le jeûne continu le poursuive jusqu'aux premières lueurs de l'aube (sahar)", c'est-à-dire le moment où la clarté et les ténèbres sont mêlées, celui où apparaît la "queue du loup" : entre les deux aubes, celle qui s'élargit à l'horizon et celle qui s'élève. (On rapporte que) 1'Envoyé d'Allâh -qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !- a pratiqué avec ses Compagnons un jeûne ininterrompu de deux jours, puis ils virent le croissant. "... telles sont les limites fixées par Allâh...", celles qu'Il vous a ordonné de respecter ; "ne vous en approchez pas" : ne regardez pas ce qu'il y a au-delà ! Il y a ici une science cachée (ghamid) que connaît, seul, celui qui en a reçu le goût par l'effet d'une sollicitude divine, comme Khidr et d'autres, car un pied peut glisser après avoir été ferme, et vous en éprouveriez du mal ; "de cette manière, Allâh expose clairement Ses Signes", c'est-à-dire Ses "indicateurs" (dala'il),"aux hommes" , par des suggestions (ishara) qui leur servent de Rappel, "peut-être auront-ils la crainte pieuse": prendront-ils ces indicateurs comme une protection contre le conformisme (taqlid) et l'ignorance ; le "conformiste " ne possède, en effet, ni évidence de la part de son Seigneur ni preuve. (Allâh) a donné en outre (à ces derniers mots) un sens d'espoir car celui qui a reçu un " indicateur " ne parvient pas forcément à ce qu'il indique et celui qui a obtenu une science ne réussit par forcément à oeuvrer en conséquence, dans le cas où il s'agit d'une science dont la finalité est précisément l'action.